«La justice internationale a besoin de plus de visibilité»
Durant 15 ans, la fondation Hirondelle de Lausanne a relaté au quotidien les travaux du Tribunal international pour le Rwanda. Une expérience unique qui servira de tremplin au lancement d’un portail d’information dédié exclusivement au suivi de la justice internationale.
Mis en place au sortir du génocide par le Conseil de sécurité des Nations unies, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a clos l’ensemble de ses procès de première instance. Il doit encore juger une quinzaine de dossiers en appel avant de fermer fin 2014.
Les journalistes d’Hirondelle News ont suivi depuis 1997, jour après jour, l’ensemble des procès qui se sont tenus à Arusha, au nord de la Tanzanie. Un travail de longue haleine qui a porté ses fruits, comme l’explique Jean-Marie Etter, directeur général de la Fondation Hirondelle, interrogé à l’occasion du 19e anniversaire du génocide.
Sollicités via Facebook, les Rwandaises et Rwandais ne sont pas tendres à l’égard du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Beaucoup parlent d’«échec», estimant que le TPIR n’a pas mené les investigations nécessaires pour faire toute la lumière sur le génocide de 1994.
«Le tribunal a dépensé énormément d’argent pour ne juger au final qu’un nombre ridicule de personnes», estime ainsi un lecteur de swissinfo.ch. La justice internationale a échoué dans sa mission de rendre justice aux victimes, affirme un autre Rwandais: «Certains génocidaires reconnus ont été acquittés sans raisons claires; il n’y a pas eu de compensation ni de réparation pour les victimes».
La thèse du double génocide circule abondamment parmi ceux qui dénoncent une «justice internationale qui s’est comportée comme celle des vainqueurs». Le vainqueur a jugé le vaincu pour défendre ses intérêts personnels et sauvegarder son pouvoir, peut-on lire dans une autre contribution.
Enfin, près de 20 ans après le génocide, beaucoup affirment que la tragédie rwandaise est encore parsemée de nombreuses zones d’ombre. «Pourquoi ne pas avoir enquêté sur ceux qui ont tiré sur l’avion présidentiel, événement déclencheur du génocide?», s’interroge ainsi un internaute.
swissinfo.ch: Quel bilan tirez-vous des 15 années de couverture du TPIR par l’agence de presse Hirondelle News?
Jean-Marie Etter: Notre objectif était de rendre les travaux de la justice internationale accessibles et compréhensibles par la population rwandaise, qui a parfois eu de la peine à admettre que les responsables du génocide soient jugés à l’étranger, par des étrangers. Un défi rendu plus difficile encore par le contrôle très important opéré par le gouvernement rwandais sur toutes les informations concernant le génocide.
Etant donné les circonstances, les résultats obtenus sont remarquables. La radio nationale, mais aussi la presse écrite, les radios privées rwandaises ainsi que les médias des pays voisins, ont largement relayé les dépêches que l’agence de presse Hirondelle a publiées quotidiennement durant 15 ans.
swissinfo.ch: A-t-il été aisé de se départir du clivage entre vainqueurs et vaincus, plus prosaïquement dit entre Hutus et Tutsis, qui divise encore le Rwanda près de 20 ans après le génocide?
J-M.E.: Nous avons pu compter sur une équipe de journalistes très compétents, composée à la fois de Tutsis et de Hutus. Sachant que la moindre virgule pouvait avoir d’énormes conséquences, ils se sont attelés à traiter les travaux du TPIR de manière extrêmement rigoureuse et factuelle, parfois presque jusqu’à l’obsession. C’est ce qui a permis à l’agence de transcender ce clivage et d’être reconnue et appréciée unanimement par la communauté diplomatique et scientifique internationale, elle-même partiellement divisée en deux camps.
swissinfo.ch: Vos journalistes ont-ils subi des pressions ou des actes de censure de la part des autorités rwandaises?
J-M.E.: Les autorités rwandaises ont parfois exigé quelques rectificatifs, que nous avons acceptés lorsqu’ils étaient justifiés, mais souvent aussi refusés. Mais encore une fois, sachant qu’ils étaient observés de près, nos journalistes ont fait preuve d’une vigilance de tous les instants.
En plus de la couverture des travaux du TPIR à Arusha, l’agence de presse Hirondelle a été la seule au monde à réaliser un suivi aussi précis et complet des Gacaca [des tribunaux populaires mis en place au Rwanda pour juger près de deux millions de Hutus accusés de participation au génocide et qui ont fini de rendre leurs verdicts en juin 2012]. Nous avons été aidés dans cette tâche par les autorités, ce que nous considérons comme une reconnaissance de la qualité du travail accompli.
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swissinfo.ch: Nourrissez-vous tout de même certains regrets?
J-M.E.: Ma principale déception concerne la presse occidentale, qui a très peu suivi les travaux du TPIR. Dans la logique journalistique actuelle, un génocide, qui plus est sur le continent africain, ne se vend pas au-delà d’un mois. Le temps de la justice n’étant pas le temps médiatique, quinze ans de procès paraissent une éternité.
Pour l’anecdote, dans la grande salle de presse du TPIR à Arusha, les journalistes peinaient à trouver une place lors des premiers procès. Aujourd’hui, nos agenciers s’y sentent bien seuls.
swissinfo.ch: Ces 15 années de travail vont-elles désormais tomber dans l’oubli?
J-M.E.: Bien sûr que non! Les milliers de dépêches publiées, notamment en kinyarwanda, la langue nationale du Rwanda, constituent des archives uniques. Nous allons les valoriser pour qu’elles profitent aux générations qui n’ont pas vécu le génocide, mais aussi à la communauté scientifique.
Par ailleurs, il était prévu dès le départ d’accompagner ce projet de formations spécifiques sur le fonctionnement de la justice internationale. Des journalistes de la région des Grands-Lacs, du Kenya, du Soudan ou de Centrafrique sont désormais capables de traiter ces problématiques complexes.
Grâce à ces compétences et le soutien de partenaires de la communauté internationale, nous espérons lancer d’ici la fin de l’année un portail Internet qui fasse figure de référence dans le suivi de la justice internationale. Ce site en plusieurs langues permettra aux simples citoyens des pays concernés mais également aux professionnels de trouver rapidement toutes les informations sur la Cour pénale internationale (CPI) et les tribunaux spéciaux. Car le travail de la justice internationale a besoin de plus de visibilité pour exister.
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a été créé par le Conseil de sécurité de l’ONU par sa résolution 955 du 8 novembre 1994. C’est le second tribunal ad hoc institué par les Nations unies après celui pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 1993.
En 1998, en condamnant l’ancien Premier ministre Jean Kambanda à la prison à perpétuité, le TPIR a rendu la première condamnation pour génocide dans l’histoire de la justice internationale, appliquant ainsi pour la première fois la Convention pour la prévention et la répression du génocide de 1948.
Au total 65 personnes ont été jugées par le TPIR depuis 1994. Le tribunal fermera définitivement ses portes à fin 2014 après avoir clos l’ensemble des procès en appel. Le TPIR a acquitté à ce jour 12 personnes, dont 5 ont pu trouver des pays d’accueil.
Selon un accord entre les Nations unies et le gouvernement tanzanien, les personnes condamnées ou acquittées définitivement doivent quitter le territoire de la Tanzanie. Seuls quatre pays, dont la Suisse, ont accepté jusqu’ici d’ouvrir leurs portes à des personnes acquittées.
Selon des estimations de l’ONU, le génocide rwandais a fait près de 800’000 victimes entre le 6 avril et le 4 juillet 1994, en majorité des Tutsis.
Sources: Hirondelle News, Trial, AFP
La Fondation Hirondelle est une organisation non gouvernementale suisse de journalistes et de professionnels de l’action humanitaire.
Depuis 1995, elle crée ou soutient des médias d’information généralistes, indépendants et citoyens, dans des zones de guerre, des situations de crise endémique ou des situations de post-conflit.
La Fondation Hirondelle développe des médias populaires et recherche une forte audience.
La fondation donne la plus grande importance à la crédibilité de ses médias, à travers un journalisme rigoureux et factuel. Elle s’interdit tout commentaire à l’antenne. Seuls les collaborateurs ressortissants des pays où se trouvent les médias s’expriment à l’antenne.
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