La ‘Ndrangheta inquiète la Suisse
L’appendice le plus sanglant de la mafia, la ‘Ndrangheta, ne se contente plus de blanchir ses capitaux en Suisse. Elle y déploie désormais aussi une partie de ses activités. C’est ce que démontre un rapport préoccupant en mains du Ministère public de la Confédération (MPC).
Il y a juste une semaine, dans une opération sans précédent menée entre la Calabre et la Lombardie, la justice italienne arrêtait quelque 300 personnes, soupçonnées d’appartenir à la mafia calabraise, la ‘Ndrangheta. Une, voire plusieurs cellules de cette branche du crime organisé, seraient aussi actives en Suisse.
Un rapport du juge d’instruction fédéral, Jacques Ducry, remis au Ministère public de la Confédération, montre que cette redoutable organisation, «exerce des activités criminelles concrètes au Tessin et à Zurich notamment, qui dépassent le simple blanchiment».
Au terme d’une enquête qui aura duré près de huit ans, menée en collaboration avec la cellule anti-mafia de Milan, le juge tessinois auprès de l’antenne tessinoise de la Police judiciaire fédérale et du Ministère public de la Confédération, à Lugano, a remis un dossier de 150 pages au MPC.
Cycle criminel complet
Le document – qui n’a pas été dévoilé – vise un ressortissant italo-suisse, soupçonné d’avoir orchestré des trafics d’armes et de drogue en Suisse et d’avoir blanchi l’argent de ses crimes via des sociétés fictives et des comptes bancaires helvétiques. Une trentaine d’autres personnes sont également dans l’œil de mire du magistrat.
Le binational au cœur de cette affaire se trouve en instance de jugement à Milan, et pourrait bientôt être déféré devant le Tribunal pénal fédéral (TPF) pour y être jugé pour ses actes dans plusieurs cantons.
Si le rapport du juge Ducry devait être traduit par un acte d’accusation du MPC et déboucher sur un jugement de culpabilité, l’affaire illustrerait la montée en force de la ‘Ndrangheta à l’intérieur des frontières helvétiques, pour y accomplir un cycle complet d’activités criminelles. Et non plus uniquement dans le seul but de profiter de la place financière et fiduciaire suisse.
Craintes concrètes
Piero Grasso, le procureur national anti-mafia, ne voit cependant pas la mafia véritablement exporter ses actes criminels et de violence hors de l’Italie. «Un boss qui commanderait depuis l’étranger, cela n’existe pas», avait-il déclaré en marge des récentes arrestations survenues dans la Péninsule.
Les faits semblent cependant donner tort au très respecté magistrat. Ainsi, à Zurich, où le principal protagoniste du dossier du juge Ducry était aussi actif, une autre affaire pour le moins inquiétante avait-elle récemment été mise en lumière.
En février dernier, la télévision de la Suisse italienne diffusait un documentaire sur la présence de la ‘Ndrangheta sur les bords de la Limmat. Le film, concernant des faits survenus en 2003, tourne autour de la surprenante banqueroute de deux sociétés financières inconnues au bataillon et aux mains d’un groupe de Calabrais, banqueroute qui avait entraîné la ruine de quelque 1700 petits épargnants.
L’affaire, qui n’a pas été jugée pour l’heure, a vraisemblablement aussi entraîné la mort mystérieuse d’un jeune ressortissant italien, marié à une Suissesse à Zurich. La police avait conclu à un suicide. Le documentaire suggère que le Ministère public zurichois a sous-estimé la gravité de l’affaire.
Réel danger
«Minimiser», «sous-estimer», ces mots reviennent souvent dans la bouche d’experts italiens du crime organisé en parlant de l’attitude des autorités helvétiques, comme le procureur spécial de Varèse, Agostino Abate, qui a déjà tiré la sonnette d’alarme à plusieurs reprises. «Quand on constate la présence de la mafia, il est souvent déjà trop tard», avait-il dit il y a quelques mois à swissinfo.ch.
Mais peu de temps après son entrée en fonction, Michael Perler, le nouveau patron de la Division principale Police judiciaire fédérale (PJF) de l’Office fédéral de la police (fedpol) évoquait la présence d’activités mafieuses dans l’hôtellerie, la gastronomie et le bâtiment et disait son inquiétude face à l’expansion des activités de la ‘Ndrangheta en Suisse.
Pire, des actes de violence liés aux activités de la Pieuvre ne sont pas à exclure. Comme cela avait été le cas en Allemagne, à Duisbourg, en marge d’un règlement de compte survenu en août 2007, et qui avait coûté la vie à quatre personnes.
Jacques Ducry n’exclut pas l’avènement de quelque fait sanglant en Suisse aussi: «Tôt ou tard, un tel épisode se produira. On ne peut qu’espérer qu’il n’y aura pas de morts», prévient le magistrat tessinois, visiblement inquiet.
A deux pas de la frontière
Et si la Pieuvre a beau avoir ses racines en Calabre, c’est dans la riche Lombardie, aux portes de la Suisse, qu’elle s’est renforcée ces dernières années. La ‘Ndrangheta a choisi la métropole milanaise et son immense bassin de 10 millions d’habitants pour y délocaliser une large part de ses activités et, notamment, rafler le gros des chantiers de l’Exposition 2015.
On la dit aussi redoutablement active dans le secteur de la santé, dans lequel elle aurait placé ses hommes de main. Même le contrôle du marché de gros des fruits et légumes, l’Ortomercato, serait passé dans son giron.
Réputée la plus secrète des organisation criminelles, son organisation horizontale, de type clanique et familial (les ‘ndrine), fragmentée et capable d’une grande flexibilité, la rend impénétrable.
Contrairement aux autres branches de la mafia comme Cosa Nostra ou la Camorra, la ‘Ndrangheta n’a pas (ou presque) de repentis à son actif. Généralement unis par des liens de sang, ses «hommes d’honneurs» se murent rigoureusement derrière l’omertà (la loi du silence) lorsqu’ils sont arrêtés. Ce qui complique encore la tâche des enquêteurs, qui commencent seulement à déchiffrer son organigramme.
Problèmes en vue
Si la justice italienne se félicite d’avoir peut-être partiellement décapité la ‘Ndangheta, en Suisse, la lutte contre le crime organisé s’annonce difficile. C’est l’avis de Paolo Bernasconi, ancien procureur général du canton du Tessin.
Le célèbre professeur de droit et avocat, à Lugano, estime que le nouveau Code de procédure pénale suisse (CPP), qui entrera en vigueur en 2011, représente un véritable «festival pour les délinquants». L’ancien magistrat redoute que la nouvelle mouture de l’instrument juridique, qu’il juge «trop indulgent», favorise la prescription de certains crimes et partant, attirent le Milieu.
Le juge Ducry s’inquiète d’ores et déjà des difficultés que la nouvelle procédure entraînera dans la collaboration avec les autorités d’autres pays: «Les criminels ne vont pas manquer d’en profiter».
Nicole della Pietra, swissinfo.ch
Internationale. Ramifiée jusqu’en Allemagne, au Canada ou en Australie, la ‘Ndrangheta déploie aussi ses activités en Suisse.
Accusé. Un accusé actuellement jugé à Milan, et personnage central de l’organisation mafieuse, pourrait bientôt se retrouver devant une Cour du Tribunal pénal fédéral (TPF) à Bellinzone. Les crimes qu’il (ainsi qu’une trentaine d’autres personnes) est soupçonné d’avoir commis en Suisse, concernent des trafics d’armes, de drogue et du blanchiment d’argent, notamment.
Enquête. Un rapport clôturant près de huit ans d’enquête (instruction ouverte en décembre 2002), consacrées à cette affaire, une enquête conduite par le juge d’instruction fédéral, Jacques Ducry, en collaboration avec la police anti-mafia milanaise, a été remis par le magistrat tessinois au Ministère public de la Confédération.
Procès? Le MPC devrait vraisemblablement traduire le document en acte d’accusation qui conduirait, le cas échéant, à un procès pour crime organisé devant le TPF.
Action. La Confédération entend renforcer sa lutte contre la mafia, en créant un groupe de travail, en y affectant des ressources internes et en collaborant plus étroitement avec les autorités italiennes. A la Radio alémanique SR, Michael Perler, chef de la police criminelle fédérale, a regretté vendredi que la lutte anti-terroriste et l’ouvertures des frontières à l’Est aient amené la Suisse à oublier un peu trop la mafia.
Terrain suisse. Ce n’est pas la première fois que des clans et organisations mafieuses choisissent la Suisse pour y déployer une part de leurs activités. Ce fut le cas avec la Pizza Connection, dans le milieu des années 80, puis de l’affaire des frères Magharian et de la Libanon Connection, à la fin des années 80.
La ‘Nrangheta est aussi riche que puissante. Les experts estiment son chiffre d’affaires annuel à 44 milliards d’euros.
Pour Roberto Saviano, écrivain, journaliste spécialiste de la mafia et auteur du livre «Gomorra», consacré aux activités de la mafia napolitaine, le montant global atteindrait même 100 milliards d’euros pour la seule Péninsule.
La ‘Ndrangheta détient le monopole du trafic de cocaïne en Europe. L’organisation s’est associée avec les principaux barons de la drogue d’Amérique latine.
Ils font transiter chaque année des tonnes de cocaïne par l’Afrique de l’Ouest avant d’en inonder le Vieux continent et la Suisse, où la consommation de cocaïne a augmenté de manière exponentielle ces cinq dernières années.
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