L’ancienne adjointe d’un gourou sulfureux devenue soignante pour handicapés
Sheela Biernstiel – autrefois Ma Anand Sheela – a refait sa vie en Suisse. Ancien bras droit du gourou à scandales Bhagwan Shree Rajneesh, condamnée pour attentat bioterroriste aux Etats-Unis, elle soigne aujourd’hui des handicapés. Avec amour et sans rien renier de son passé.
Quand vous arrivez au village de Maisprach, vous savez que vous êtes en Suisse profonde. Le car postal jaune – qui transporte des femmes âgées portant leurs sacs de commissions et des écoliers qui rentrent à la maison pour manger – me dépose près du centre. Ne sachant pas quelle direction prendre, j’avise un panneau qui indique «Matrusaden», le foyer pour handicapés dirigé par Sheela.
La route étroite serpente à travers de vertes prairies jusqu’à un petit vallon. Alors que je commence à me demander si je n’ai pas raté un embranchement, j’aperçois un autre panneau Matrusaden qui émerge d’un tapis de feuilles mortes. Je continue, tandis qu’augmente mon appréhension de rencontrer la fameuse Sheela. Sa page WikipédiaLien externe, que j’ai consultée avant de venir, en dresse un portrait inquiétant.
«Ancienne secrétaire et porte-parole de Bhagwan Shree Rajneesh (aussi appelé Osho), elle a dirigé l’ashram Rajneeshpuram à Wasco County, Oregon (Etats-Unis). Elle est connue pour avoir été l’organisatrice de l’attentat bioterroriste commis dans la région en 1984. Condamnée à 24 ans d’emprisonnement, elle vit aujourd’hui en Suisse après avoir purgé deux ans et demi de sa peine dans une prison fédérale américaine».
Bon, mais il est trop tard pour faire demi-tour. J’arrive en vue de la maison. Il y a plusieurs voitures dans la cour et des écuries avec des chevaux. Comme je suis un peu en avance, je m’approche d’une jument et de son poulain. Au moment où je m’apprête à caresser les bêtes, j’entends qu’on appelle mon nom. Deux femmes sont sorties de la maison en courant et m’invitent à entrer. Sheela est l’une d’elles. Comme elle a l’air fragile! Il est vrai que les photos et les vidéos que j’ai vues d’elle remontent à des décennies. Après tout, elle aura 70 ans cette année.
Egalement connu sous les noms d’Osho ou de Bhagwan Shree Rajneesh, le gourou indien né en 1931 gagne ses premiers disciples à Bombay à partir de 1970, avant de s’installer dans la ville proche de Poona, où ses fidèles ont construit une retraite pour lui. Il se fait une réputation en prêchant contre l’orthodoxie religieuse, particulièrement dans les domaines de la richesse et du sexe. En 1981, il choisit Sheela, jeune Indienne de 32 ans, comme secrétaire personnelle et la charge de trouver un nouvel emplacement pour étendre la communauté. Le mouvement achète un ranch dans l’Oregon pour près de 6 millions de dollars, et rebaptise le lien Rajneeshpuram. Il devient le quartier général de l’empire du gourou.
La communauté entre rapidement en conflit avec une partie de la population locale, qui est contre le développement du ranch et le style de vie alternatif de ces adeptes en robe rouge. Pour surmonter les obstacles à ses projets d’expansion, la communauté tente en novembre 1984 de faire élire deux de ses représentants au Conseil du Comté du Wasco. Sans succès. L’année suivante, Sheela quitte la communauté, prétendant qu’elle ne peut pas répondre aux demandes de Rajneesh, qui veut des Rolls Royce et des montres de luxe. Après son départ, le gourou rompt son vœu de silence et l’accuse, elle et ses aides proches, d’avoir empoisonné une partie de la population locale avec des salmonelles pour empêcher les gens de participer à l’élection et ainsi influer sur son résultat. Près de 750 habitants du Comté de Wasco sont effectivement tombés malades, mais personne n’en est mort. Rajneesh accuse également son ancienne adjointe d’avoir volé 55 millions de dollars à la communauté.
Sheela est extradée d’Allemagne, où elle avait fui et se voit accusée de tentative de meurtre, parmi d’autres crimes. Elle plaide coupable et accomplit 39 mois de sa peine de 20 ans, avant d’être libérée pour bonne conduite. Rajneesh sera aussi brièvement arrêté et écope de 10 ans avec sursis pour fraude à l’immigration. Expulsé des Etats-Unis, il mène une vie de nomade pendant quelques années avant de retourner dans sa première retraite de Poona en 1987. Il meurt trois ans plus tard, à l’âge de 58 ans.
Un film documentaire sur Rajneesh, Sheela et la communauté de Rajneeshpuram en Oregon est sorti cette année sous le titre de Wild Wild CountryLien externe.
Le temple de la démence
Sitôt entré dans la maison, je me trouve face à face avec un grand portrait d’un homme barbu. S’agirait-il de Rajneesh, l’ancien gourou de Sheela? En y regardant de plus près, je m’aperçois que non. Elle m’explique que c’est son propre père, et la photo d’à côté est celle de sa mère. C’est pour honorer leur mémoire qu’elle a baptisé ses deux homes pour handicapés Matrusaden (maison de la mère) et Bapusaden (maison du père).
Je suis ensuite introduit dans un bureau qui ne ressemble à aucun de ceux que j’ai vus jusqu’ici. Les ordinateurs et les bureaux servant au travail administratif sont entourés de lits pour les patients. Sheela appelle cette pièce «Demenz Mandir», temple de la démence. C’est ici que les patients les plus sévèrement handicapés passent la nuit, afin qu’ils ne se sentent pas isolés. C’est aussi un stratagème pour normaliser la mort, en exposant les résidents à la mort d’autres patients dans la pièce.
«De nombreux handicapés mentaux ont une forte peur de la mort. Ils devraient entrer en contact avec elle pour voir qu’il n’y a rien à craindre», explique Sheela.
La plupart des patients se trouvent dans la véranda baignée de soleil à l’autre bout de la maison, occupés avec leurs livres de coloriages. Ils se présentent un à un et me serrent la main. Beaucoup d’entre eux sont nés à l’étranger, au Brésil, en Turquie, au Sri Lanka, au Vietnam, en Serbie, en Allemagne, en Autriche ou en Inde. Le plus jeune a 42 ans et le plus âgé 83. La plupart sont ici depuis plus de dix ans. Le foyer ne peut admettre des patients qu’entre 18 et 64 ans, mais ensuite, ils peuvent rester aussi longtemps que nécessaire. Matrusaden est une fondation à but non lucratif et les patients reçoivent une aide de l’Etat qui couvre tout ou partie de 8’500 francs suisses que coûte leur hébergement chaque mois.
«Nous sommes connus pour traiter des patients difficiles qui n’ont pas trouvé de place dans d’autres instituts à cause de leur handicap. Nous avons des gens qui ont visité 15 autres foyers et aucun n’a fonctionné pour eux», dit Sheela.
Les seuls patients que Sheela refuse sont les toxicomanes et ceux atteints de tétraplégie. Les premiers ne sont pas sa «tasse de thé» et les seconds requièrent une infrastructure spéciale, qu’il est difficile de fournir dans un petit home.
L’aspect le plus unique de l’endroit, c’est qu’il n’y a pas de zones réservées aux patients, dans lesquelles ils seraient confinés. Ils sont libres d’entrer dans n’importe quelle pièce, y compris dans la chambre à coucher de Sheela, qui se trouve au premier étage de la maison. Mais quand son assistante me demande d’y entrer, je me sens malgré tout comme un intrus.
Mon regard est immédiatement attiré par une grande photographie encadrée de Rajneesh, à qui Sheela est en train de servir du champagne. Difficile d’imaginer qu’elle a encore de l’affection pour l’homme qui lui a reproché d’avoir mené des actes terroristes contre le gouvernement américain et la communauté, accusation qui lui ont valu 39 mois derrière les barreaux.
«Mon personnage a été totalement assassiné par Bhagwan et les siens, aussi bien que par le gouvernement de l’Oregon. J’ai essayé de digérer ça et je n’avais aucune idée de ce que je ferais en sortant de prison. Et quand c’est finalement arrivé, je n’étais pas adaptée au monde extérieur», raconte Sheela.
Au terme de sa peine, elle quitte les Etats-Unis pour l’Allemagne, mais elle se voit refuser une nouvelle entrée sans explication après être allée faire des courses en Suisse (l’Allemagne l’avait déjà extradée vers les Etats-Unis en 1985). Après un court séjour au Portugal, c’est en Suisse qu’elle finit donc par s’installer, en 1989.
Sheela avait gagné le passeport à croix blanche en 1984, par son mariage avec un Suisse, alors en charge de la communauté Rajneesh de Zurich. Mais son mari était mort pendant qu’elle purgeait sa peine de prison aux Etats-Unis. Un avocat allemand, avec qui elle avait eu une liaison, a ensuite refusé de quitter sa femme et de commencer une nouvelle vie avec elle.
«J’étais encore sous le choc à cause de ma vie passée et je devais m’adapter à un nouvel environnement. Ce fut une période très intense», se souvient-elle.
Finalement, elle trouve un travail comme femme de ménage chez un vieux couple de Bâle. «Je me sentais bien parce que mes parents me manquaient beaucoup. Le vieux couple avait dans les 80 ans et m’a aidé à apaiser mon cœur», dit-elle.
Plus tard, en 1990, elle loue une maison et prend six patients âgés et handicapés avec elle. Elle se fait une réputation de soignante compétente et cinq ans plus tard, elle déménage dans un endroit plus grand, où elle est responsable de 16 patients.
«A cette époque, il n’y avait pas d’exigences de qualification. On a vu que je faisais du bon travail et on m’a laissé tranquille pendant 18 ans».
La Suisse a finalement introduit une loi sur les soins aux handicapés et Sheela dit avoir travaillé dur pour remplir les exigences. En 2008, sa maison reçoit l’autorisation officielle, mais la philosophie derrière les soins prodigués reste basée sur l’intuition personnelle et les expériences de vie.
«La prison était ma plus haute qualification, et je ne la considère pas comme du temps perdu. J’y ai appris la patience. J’ai aussi appris la valeur du temps et à mieux accepter ma propre réalité. Ce sont les qualités que j’utilise dans mon travail», raconte Sheela.
Retour sous les feux de la rampe
Pendant ses trois premières années en Suisse, l’ancien bras droit de Bhagwan Shree Rajneesh est restée relativement anonyme. Elle ne se cachait pas, mais personne n’avait fait le lien entre Sheela la soignante et la controversée Ma Anand Sheela de la communauté de Rajneeshpuram. Mais tout va changer quand un journaliste régional la contacte pour un article sur les foyers pour personnes âgées.
«Nous avons parlé pendant deux heures, et il m’a rappelé le soir pour me dire que mon visage et mon nom lui étaient familiers. Il m’a demandé si j’étais la Sheela de Rajneeshpuram, et quand j’ai confirmé, il a changé son article sur la maison de retraite en un article sur moi. Je suis redevenue connue du public».
Le fait que sa couverture soit éventée ne la dérange pas, vu qu’elle n’a jamais renié son passé.
«C’est une couronne que je porte encore aujourd’hui et je n’ai jamais eu honte. Ce fut un honneur de vivre près d’hommes comme Bhagwan. Il a eu une influence majeure sur mon expérience de vie, qui en retour influence mon travail», dit-elle.
Aujourd’hui, son travail lui prend tout son temps, avec 29 patients en tout dans les deux foyers dont elle s’occupe. «Je pense que l’entraînement que j’ai eu à Rajneeshpuram est très utile. Quand on a géré un endroit immense comme celui-là, ce home, cela semble une plaisanterie».
L’heure du thé approche. Aussi curieux que je sois de goûter le café et le gâteau que les résidents reçoivent à 3 heures, je ne veux pas abuser de l’hospitalité. La sœur de Sheela, qui était partie en courses, fait une apparition. Elle n’est pas contente de me voir.
«Je pense que les journalistes sont des gens qui ne peuvent pas travailler pour gagner leur vie, mais ne font de l’argent que sur la vie des autres. Ces choses se sont passées il y a si longtemps, et la presse ne peut toujours pas la laisser tranquille», dit-elle.
Je peux comprendre son hostilité. Sheela est remarquablement ouverte sur sa vie. C’est un rêve pour un journaliste, mais pour un membre de la famille, ce peut être un cauchemar.
J’ai quand même une dernière question pour Sheela avant de partir. A-t-elle le sentiment que ses maisons pour handicapés sont l’œuvre de sa vie, par opposition à Rajneeshpuram, où elle n’était qu’un instrument pour réaliser la vision de Rajneesh?
«Tout ce que j’ai fait après avoir quitté Bhagwan, c’est mon bébé. Je suis fière de dire que son enseignement a été utile, mais ceci est le travail de ma vie. Rajneeshpuram était le travail de la vie de Bhagwan, et ceci est purement le mien et celui de mon équipe. Je suis heureuse de mes deux héritages: avec et sans Bhagwan.»
(Adaptation de l’anglais: Marc-André Miserez)
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