Des perspectives suisses en 10 langues

Nouvelle vague dans le bilinguisme

A Bienne, plus grande ville bilingue de Suisse, tous les panneaux - ou presque - sont en allemand et en français. Alain Meyer

Le canton de Berne souhaite tirer profit de son bilinguisme. Un plan d’action a été dévoilé fin juin. A Bienne, on s’interroge sans tabou sur la pertinence de cette spécificité locale.

Coup sur coup, trois événements ont remis à la fin du mois de juin un éclairage particulier sur la pratique et le respect du partage des langues dans un canton de Berne certes bilingue, mais où le français reste toujours fortement minoritaire (10% de la population). 

Le 28 juin dernier, le gouvernement bernois annonçait avec fracas son plan de valorisation du bilinguisme dans les écoles, l’administration ou parmi le personnel de santé dans les hôpitaux du canton. Avec au programme des mesures concrètes couplées à de louables intentions.

Bienne, cité bilingue et industrielle

Située au pied de la chaîne du Jura, à cheval entre la Suisse germanophone et francophone, Bienne (Biel en allemand) Lien externeest la plus grande ville bilingue du pays (56’000 habitants). Ancienne cité ouvrière, la capitale de la région du Seeland est aujourd’hui encore un haut lieu de production de montres suisses prestigieuses telles que Rolex ou Omega. Le numéro un mondial de l’horlogerie, Swatch Group, y a installé son siège social depuis sa création en 1983.

Durement frappée par la crise horlogère des années 1970-1980, Bienne est aujourd’hui en pleine phase de revitalisation. Les projets urbanistiques et culturels y foisonnent et la population croît à nouveau régulièrement depuis le début des années 2000. La dixième plus grande ville de suisse est également l’une des plus cosmopolites du pays. 

Plus de 140 nationalités s’y côtoient et la proportion d’étrangers atteint 34% de la population totale. En légère baisse, le taux d’aide sociale reste cependant l’un des plus élevés (11,5%) en comparaison nationale.

Quelques jours plus tard, le 4 juillet, à l’échelon fédéral cette fois, la ministre des Transports Simonetta Sommaruga rétablissait la parité linguistique sur une trentaine de panneaux surplombant l’autoroute de contournement A5, à l’entrée est de la ville de Bienne (voir encadré à la fin de l’article). Ces derniers apparaissaient depuis deux ans uniquement dans leur version germanophone (Biel) alors que l’usage veut, dans cette région typiquement bilingue, qu’ils soient traduits en français (Biel-Bienne).

A cela s’ajoute la tenue depuis la fin du mois dernier, au Nouveau Musée de Bienne, d’une exposition qui prend pour cible le cœur même de l’orthodoxie bilingue. Son titre se veut provocateur: «Le bilinguisme n’existe pas»Lien externe. Son conservateur avance l’argument selon lequel le tandem français-allemand s’est depuis plusieurs années déjà dilué dans un ensemble plus grand que l’on peut nommer grossièrement par globalisation. 

De plus, les vagues successives de migrants ont également amené avec elles, au fil du temps, d’autres langues en ville. A tel point que près de 160 idiomes différents seraient parlés, plus ou moins couramment, aujourd’hui à Bienne, principale ville bilingue du pays (55’000 habitants).

Concept dépassé?

«Nous voulons amener les habitants d’ici à réfléchir à une thématique qui dépasse largement les seules relations entre Romands et Alémaniques. En réalité, Bienne est bien davantage qu’une ville bilingue. Elle est plurilingue. Et il existe ici bien davantage qu’un seul et unique bilinguisme», explique Florian Eitel, le concepteur de cette exposition, dont le sous-titre ajoute encore du soufre: «Biu/Bienne. Città des langues njëqind». 

Un concentré de six langues aujourd’hui les plus parlées dans les rues biennoises, y compris l’albanais (njëqind = cent). Cela donne donc traduit: «Bienne, ville des cent langues».

Historien de formation, Florian Eitel avoue lui-même regretter la disparition d’idiomes qui, jadis, étaient régulièrement pratiqués dans la région comme le patois jurassien des horlogers ou le dialecte de la vieille ville. Pas question pour lui d’ériger la capitale du Seeland en modèle ou en cas particulier (Sonderfall) du bilinguisme. 

«En réalité, Bienne est bien davantage qu’une ville bilingue. Elle est plurilingue. Et il existe ici bien davantage qu’un seul et unique bilinguisme»
Florian Eitel, historien

«Au cours des siècles, des ouvriers d’horizons différents sont venus s’installer ici», note-t-il. Et de mentionner l’arrivée, dès le XVIIIe siècle, d’horlogers francophone du Jura mêlés à des fabricants d’indiennes issus, eux, du Mitteland bernois. Bienne est de ce fait devenue un laboratoire pour linguistes et une zone d’observation idéale des conflits des langues en Suisse.

Potentiel exploitable 

Mais à une trentaine de kilomètres de là, dans le chef-lieu, les autorités cantonales n’ont cure du méli-mélo actuel des langues. Berne veut désormais officiellement «exploiter le potentiel de son bilinguisme» français-allemand stricto sensu en y insufflant un nouveau dynamisme. L’ensemble des administrés sont encouragés à le pratiquer. 

Les réflexions se basent sur un rapport d’experts dirigé par l’ancien maire de Bienne Hans Stoeckli. «Un politicien incarnant dans sa chair l’équilibre en matière d’usage des langues», estime Virginie Borel du Forum du bilinguismeLien externe, une sorte de baromètre qui veille à Bienne sur une présence équitable du français à tous les niveaux.

Dans le nouveau plan d’action cantonal, les échanges scolaires entre petits Bernois romands et petits Bernois alémaniques pourraient à l’avenir davantage être favorisés par classes entière ou individuellement. Mieux: un bureau des échanges sera créé à cet effet à Berne. 

Les élèves pourront également «redoubler» en fin de scolarité obligatoire pour effectuer «une 12e année linguistique». Les projets-pilote de filières bilingues, tels que ceux déjà pratiqués dans les gymnases de Berne et Bienne, devraient être pérennisés.

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Mais le respect du bilinguisme doit aussi passer par une meilleure représentation des francophones au sein de l’administration cantonale. Même si les mesures et les recommandations fleurissent déjà depuis belle lurette pour recruter un nombre suffisant de Romands dans l’appareil étatique. Le canton, s’il n’exige pas encore de quotas, sollicite désormais des statistiques plus précises afin de tendre vers une meilleure répartition du personnel.

Les autorités du canton le plus peuplé de Suisse l’avouent en rougissant tout de même un peu: la production de documents originaux en français reste l’exception à Berne».

Le canton, qui consacre déjà plus de 4,5 millions de francs par an pour son service de traduction, souhaite maintenant passer à un stade supérieur. Rapports, projets et documents administratifs officiels devraient être produits à l’avenir systématiquement dans les deux langues.  

Loi en gestation

Dans le secteur de la santé, les hôpitaux devraient pouvoir, eux, fournir en tout temps les informations aux patients dans les deux langues officielles. L’Hôpital de l’Île à Berne est invité à désigner un responsable des affaires francophones sur le modèle de ce que fait déjà l’université de Berne. 

Enfin, il est question de décerner chaque année un prix de la culture bilingue, dont les pourtours restent à définir. En dernier ressort, Berne verrait d’un bon œil l’instauration d’une loi cantonale sur le bilinguisme pour mieux le graver dans le marbre.

Mais une de ses recommandations pourrait tout de même froisser certaines susceptibilités: l’encouragement à discourir dans l’autre langue (en français pour un Alémanique et en allemand pour un Romand) dès que l’occasion se présentera dans les couloirs de l’administration bernoise, ou lors de séances, ou plus prosaïquement encore durant les pauses. En d’autres termes, il s’agit d’un appel du pied manifeste à pratiquer davantage le français à Berne.

«Des mesures simples qui ne coûtent rien», résume-t-on dans la capitale. Idem pour les cours de formation continue que le canton nomme toujours assez maladroitement «team building» dans ses documents. Preuve s’il en est que l’ennemi du bilinguisme a parfois, voire souvent, des accents shakespeariens.

Enfin, un poste de Monsieur ou de Madame Bilingue pourrait voir le jour pour mieux coordonner à terme l’ensemble du processus de promotion du bilinguisme à travers le canton. Mais mis à part ce poste, ni la chancellerie ni les dicastères ne verront pour autant leur enveloppe budgétaire augmenter. 

La défense du bilinguisme dépend avant tout du bon-vouloir de ses adeptes et de ses pratiquants. «Beaucoup de politiciens n’ont simplement pas conscience qu’entretenir le bilinguisme coûte cher», ajoute Virginie Borel. Optimiste, elle observe toutefois depuis quelques années «un changement des mentalités».

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Le DETEC ne tombe pas dans le panneau!

La non-traduction automatique en français de 32 panneaux de l’autoroute de contournement A5, à l’est de la ville de Bienne, envenimait depuis deux ans les relations entre la cité seelandaise et l’Office fédéral des routes (OFROU) à Berne.

Le directeur biennois de la culture, le francophone Cédric Némitz, était lui-même monté aux barricades, jugeant qu’on dénigrait l’identité des Romands de Bienne en se contentant uniquement de l’allemand. Réunis sur Facebook, d’autres francophones n’avaient cessé, eux aussi, depuis des mois de faire pression pour que l’on revienne rapidement au statu quo ante. Soit des panneaux bilingues «Biel-Bienne».

Idem pour les sorties d’autoroutes («Ausfahrt/Sortie»). Pour motiver sa position, l’OFROU assurait de son côté que des noms trop longs pouvaient distraire les automobilistes et les mettre en danger. Simonetta Sommaruga n’en a pas tenu compte en rendant finalement justice aux francophones après leur nouveau coup de gueule lancé en février.

Une signalisation bilingue devrait ainsi pouvoir être mise en place d’ici fin décembre sur cette portion d’autoroute, a communiqué le 4 juillet la cheffe du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC). «Outre l’information qu’ils apportent aux automobilistes, ces panneaux ont une portée symbolique et renforcent l’identité de la population locale», a-t-elle déclaré à l’attention des Biennois. 

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