«Le miel est comme un diamant qu’on peut manger»
Avec son film documentaire «More Than Honey», le réalisateur suisse Markus Imhoof enquête sur la mort des abeilles. Une vie sans elles serait monotone, vu qu’elles sont responsables de la pollinisation d’un tiers de tous nos aliments. Interview.
Le film, qui sortira bientôt sur les écrans suisses, revient sur la disparition massive des abeilles domestiques, un phénomène que l’on observe depuis 2007. swissinfo.ch s’est entretenu avec l’auteur lors de son passage au dernier Festival du film de Locarno.
swissinfo.ch: Avec votre documentaire, vous livrez un film très critique sur le business réalisé avec les abeilles. Vous-même, réussissez-vous à manger encore du miel?
Markus Imhoof: Oui, presque chaque jour. Les abeilles ne sont pour rien dans ce que je dénonce.
swissinfo.ch: Pour vous, que représente le miel?
M. I. : Une cristallisation de la nature. Comme un diamant qu’on peut manger.
swissinfo.ch: Votre grand-père élevait des colonies pour sa fabrique de conserves de fruits, vous possédez-vous-même une colonie et votre fille et votre gendre font de la recherche sur le système immunitaire des abeilles. On peut donc dire que vous avez un lien spécial avec ces insectes?
M. I. : Je reste un profane, mais j’entretiens clairement un lien émotionnel avec les abeilles. C’est une chose importante que je cherche à transmettre aussi au public.
Mais il s’agit surtout d’un discours, d’un dialogue construit lors des voyages que j’ai accomplis aux quatre coins du monde pour chercher à comprendre les différents points de vue à propos des abeilles.
swissinfo.ch: Quels ont été les principaux résultats de vos cinq années de recherche?
M. I. : Ce qui transparaît surtout, c’est notre rapport avec la nature. Avec comme question centrale: qui est le protagoniste principal de ce film, les abeilles ou les hommes? En d’autres termes, qui est le protagoniste du monde? Est-ce l’humanité, ou celle-ci fait-elle aussi partie de la nature. L’homme est-il seulement un parasite, uniquement intéressé à son propre profit?
Le parasite le plus stupide est celui qui tue son hôte. Si l’homme faisait aussi partie de la nature, la vie serait plus intéressante. L’homme ne dicterait pas tout depuis le haut, mais serait à l’écoute, afin de comprendre les besoins des autres.
swissinfo.ch: Votre film montre aussi des choses surprenantes sur l’intelligence des abeilles.
M. I. : Nous avons parlé avec un chercheur spécialisé dans le cerveau des abeilles. Beaucoup de gens sont surpris de l’existence d’une telle chose. Les capacités d’apprentissage et de décision des abeilles sont fascinantes.
Elles sont en mesure de choisir entre deux options et même de changer d’idée lorsqu’elles s’aperçoivent que leur choix est erroné. Par ailleurs, 50’000 abeilles mises ensemble créent un grand cerveau qui a encore d’autres facultés.
swissinfo.ch: Pourquoi les abeilles sont-elles à ce point importantes. N’existe-t-il pas d’autres pollinisateurs pour maintenir la chaîne alimentaire?
M. I. : Il y en a, mais ils ne sont pas fidèles à une plante. Ils passent de la cerise au pissenlit, et donc rien n’est fertilisé. Le vent sert aussi de pollinisateur, mais il ne le fait que pour des plantes à très grande diffusion comme le blé et le riz.
Toute l’alimentation qui apporte un certain plaisir est fertilisée par les abeilles. Sans elles, un hamburger ne contiendrait ni salade, ni moutarde, ni ketchup, ni oignons. Seulement un petit pain sec avec de la viande provenant de vaches qui n’auraient jamais mangé de trèfle.
Notre vie serait assez ennuyante s’il n’y avait plus d’abeilles. J’espère que les gens en prendront conscience en voyant le film.
swissinfo.ch: Albert Einstein avait une fois dit que si les abeilles disparaissaient, les hommes disparaitraient aussi quatre ans plus tard. Avait-il raison?
M. I. : Je ne sais pas si l’on meurt parce qu’on ne mange que du pain, sans fruits et légumes. Autrefois dans les mines, on conservait des canaris en cage. S’ils mouraient, on savait alors que le gaz arrivait et qu’il fallait sortir. C’est la même chose pour les abeilles. Elles sont pour nous une sorte de signal d’alarme.
swissinfo.ch: Pourquoi la disparition des abeilles a-t-elle atteint une si large échelle?
M. I. : Cette année en Suisse, les disparitions ont atteint jusqu’à 70% par endroit. Il y a toute une série de raisons, qui se cumulent.
D’un côté, il y a les pesticides, les maladies, surtout les acariens varroas, mais aussi, chose à laquelle on prête trop peu d’attention, la consanguinité. Les abeilles ont été domestiquées pendant des siècles. Elles ont été sélectionnées de manière à ne plus piquer, mais ont du coup aussi perdu de leurs capacités de résistance.
Il n’existe plus, dans les forêts, d’abeilles sauvages qui produisent du miel. Sans l’intervention de l’homme, avec ses produits chimiques, il ne serait plus possible d’élever des abeilles en Europe, en Amérique du Nord et en Chine.
swissinfo.ch: «Les abeilles ne meurent pas des acariens, mais des hommes» est l’un des principaux messages de votre film. Que voulez-vous dire par là?
M. I. : Le thème central est ce vieux conflit entre évolution et civilisation. Chaque intervention due à la civilisation est une intervention sur la nature. Le fait que les abeilles aient été domestiquées, qu’elles aient été extraites de leur arbre pour être placées dans des maisons de poupées constitue une intervention très importante.
Malgré tout, les abeilles sont demeurées des animaux sauvages. On a essayé d’atténuer leur caractère, pour qu’elles soient douces et productives. C’est à mes yeux l’un des principaux problèmes. Pour les rendre plus fortes et résistantes, il serait nécessaire de les doter d’un patrimoine génétique le plus large possible. Non pas pour mieux supporter les pesticides, mais pour qu’elles puissent mieux se défendre contre les maladies.
C’est comme pour l’agriculture. Si l’on plante chaque année les mêmes choses, les parasites, comme la pyrale, se développent plus facilement et l’on essaie de les extirper avec des agents chimiques. La monoculture a des effets dévastateurs. Selon un rapport des Nations Unies, seule une agriculture diversifiée sur des espaces restreints peut garantir l’approvisionnement alimentaire mondial. Mais aujourd’hui, on fait justement le contraire.
swissinfo.ch: Votre film donne une lueur d’espoir avec les recherches menées sur des abeilles australiennes. Ces abeilles non infestées, sur lesquelles travaillent aussi votre fille et votre gendre, tombent moins malades que les abeilles européennes. Peuvent-elles constituer une solution à la crise actuelle?
M. I. : Ma fille et mon gendre tentent, avec les abeilles mellifères sauvages qui existent encore en Australie, d’améliorer le patrimoine génétique des abeilles domestiques, afin de les rendre plus résistantes. Le concept est de redonner aux abeilles les chances offertes par l’évolution en renonçant à cette idéologie de la race pure et en respectant mieux la nature. C’est la base pour sauver les abeilles.
Né en 1941 à Winterthur, Markus Imhoof a fait des études de cinéma auprès de l’Ecole des arts et des métiers de Zurich.
Depuis 1969, il travaille comme auteur et réalisateur indépendant de longs-métrages et de documentaires.
Il s’est fait connaître du grand public en 1980 avec Das Boot ist voll (la barque est pleine), film dans lequel il a rappelé le drame des réfugiés juifs renvoyés à la frontière suisse durant la Seconde Guerre mondiale.
Ce long-métrage avait été nominé aux Oscar en 1981 dans sa section Meilleur film étranger.
Ce documentaire de Markus Imhoof a été présenté en première mondiale lors de l’édition 2012 du Festival international du film de Locarno.
Sa projection sur la Piazza Grande a été saluée comme l’un des points forts de cette édition.
Le film présente des apiculteurs et des chercheurs du monde entier confrontés au phénomène de la mort des abeilles.
Le film offre des images spectaculaires, réalisées notamment grâce à des drones qui ont suivi le vol des abeilles.
Sa sortie est prévue le 28 novembre sur les écrans romands.
(Traduction de l’allemand: Olivier Pauchard)
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