Le plurilinguisme est un instrument de paix
Dans le contexte du plurilinguisme européen, quelle est la place de l'italien dans la société d'aujourd'hui? C'est la question posée par swissinfo.ch à deux experts: le linguiste suisse Alessio Petralli et le président honoraire de l'Accadémia de la Crusca, Francesco Sabatini.
Alessio Petralli membre du groupe de réflexion Coscienza Svizzera (conscience suisse), est professeur et chercheur en linguistique et sciences de la communication. Francesco Sabatini, originaire des Abruzzes, est président honoraire de l’Accademia della Crusca, le principal point de référence en matière de recherche sur la langue italienne.
swissinfo.ch: Comment évaluez-vous la situation actuelle de la langue italienne? Car on parle parfois d’une langue sur le déclin…
Alessio Petralli: Le dernier recensement fédéral a mis en évidence une nette régression de l’italien en Suisse. Au sud du Gothard, on a pour ainsi dire «un canton italophone en voie de disparition», d’environ 200’000 personnes. En général, le Tessin et la Suisse italienne n’ont pas fait assez pour soigner et promouvoir l’italophonie de l’autre côté du Gothard.
Il est par contre plus difficile de faire une estimation au niveau mondial: d’une part, il y a la langue de grande culture qui résiste grâce à ses colosses, de Dante à Galilée; de l’autre, j’ai l’impression que le statut de l’italien est en déclin.
Dans les années 1960 et 70, la forte position occupée par l’Italie dans le domaine économique et industriel avait contribué au renforcement de la langue. Aujourd’hui, l’Italie a perdu beaucoup d’importance au niveau international. Cela dit, soulignons qu’il y a des secteurs, comme la cuisine, la musique, l’art ou le design, où l’italien demeure une langue par excellence.
Francesco Sabatini: Les langues peuvent entrer en crise si ceux qui les parlent n’en prennent pas soin. Le déclin est donc plutôt imputable à l’attitude, au comportement des personnes qu’à la langue elle-même.
Si, en Italie, on ne fait pas plus d’efforts pour améliorer l’apprentissage et pour accroître la confiance dans leur langue chez ceux qui la parlent, la «tempêtes des langues», où la compétition plus forte entre les langues, risque de diminuer l’intérêt des Italiens pour leur propre idiome.
swissinfo.ch: Comment faire pour «rendre son prestige» à une langue? Quelles impulsion peut-on donner pour sauvegarder et promouvoir la langue?
Alessio Petralli: Les impulsions doivent provenir de tous les niveaux, du domaine législatif et politique aussi bien que linguistique et littéraire. Les spécialistes doivent insister pour faire circuler la langue et la culture italienne de manière attrayante.
Il y a un exemple intéressant avec le français du Québec: dans les années 1960, c’était une langue en difficulté, mais elle s’est ensuite réévaluée dans un contexte anglophone. Et ce sont ces 7 millions de francophones canadiens qui ont réussi à donner une nouvelle vitalité à leur langue.
Francesco Sabatini: Pour ce qui est de la diffusion de la langue, il est très important d’investir des ressources financières afin de pouvoir gérer ce patrimoine. Aujourd’hui, les fonds ont été réduits en Italie et le manque de moyens mis à disposition des instituts de langue et culture italiennes ainsi que des universités est plutôt préoccupant.
swissinfo.ch: Quelle est l’incidence des moyens modernes de communication sur la langue? Les sms et les messages électroniques constituent-ils un appauvrissement généralisé du vocabulaire ou une chance pour défendre l’italien de manière plus large et plus rapide?
Alessio Petralli: Une langue doit savoir investir aussi ces nouveaux territoires. Ce qu’on appelle l’«italien digital» a bien sûr toute une série de limites, si on pense par exemple à la superficialité qui caractérise souvent ces messages.
Francesco Sabatini: Savoir écrire sous forme abrégée est une capacité de plus. Je ne dirais pas qu’il s’agit forcément d’une amélioration. Mais cela pourrai être aussi un enrichissement, dans le sens qu’il s’agit d’une nouvelle manière de communiquer.
Il faut rester prudent: les jeunes ne doivent pas croire que cette façon d’utiliser l’italien, avec une écriture abrégée et contractée, est suffisante.
swissinfo.ch: Quel est le potentiel de développement de l’italien dans le contexte de l’espace européen?
Alessio Petralli: Compte tenu de l’élargissement à l’Est, l’italien devra se défendre d’autant plus. On parle 23 langues dans l’Union européenne (UE): on verra ces prochaines années comment elles vont s’équilibrer. Quoiqu’il en soit, on ne pourra tenir compte de cette tour de Babel linguistique dans tous les domaines. Il faudra bien tenter de simplifier.
Au sein de l’espace commun, l’italien pourrait bien occuper des niches ou des secteurs très intéressants. Pensons simplement à l’art: l’Italie offre une quantité extraordinaire de monuments. Mais elle doit apprendre à mieux vendre sa culture et sa tradition artistique, à les mettre sur le marché de manière plus incisive, articulée et soignée, afin de donner une valeur ajoutée à sa langue.
Francesco Sabatini: Pour quel motif un Suédois, un Maltais ou un Hongrois voudrait-il apprendre l’italien? Pour des raisons culturelles. Or, l’art et la connaissance des arts sont très importants, et l’art est sans pareil en Italie. Et l’italien a des possibilités dans d’autres domaines, comme le tourisme et certains secteurs de l’économie. Je pense ici aux nouvelles technologies par certains centres italiens.
swissinfo.ch: La Suisse fascine par sa capacité de faire cohabiter quatre langues nationales. Pourtant, la surreprésentation de l’allemand dans l’administration fédérale et l’entrée en force de l’anglais à l’école exercent une forte pression sur les langues minoritaires. La Suisse peut-elle être un modèle pour l’Europe?
Alessio Petralli: La réalité suisse, qui reconnaît quatre langues officielles, est difficilement exportable dans une Europe à 23 langues. Mais la Suisse peut être un modèle en matière de tolérance: il y a beaucoup de tolérance ici envers ceux qui ne parlent pas la langue, mais qui font des efforts.
Francesco Sabatini: Depuis qu’on a mis l’accent sur la connaissance d’une langue non nationale, je veux parler de l’anglais, la Suisse elle aussi a opéré un tournant. Mais l’ajout d’une nouvelle langue à l’école ne doit pas se faire au détriment des autres. La mission des institutions et de l’Etat est de faire place à cette nouvelle exigence sans porter atteinte aux bénéfices du plurilinguisme individuel.
swissinfo.ch: Dans une société toujours plus globalisée et, par certains côtés, standardisée, le plurilinguisme d’une nation représente-t-il un atout ou un frein à la croissance?
Alessio Petralli: Le plurilinguisme est, et sera toujours un atout. Ce cerait très dommage de renoncer à suivre le modèle qui a fait ses preuves. Quand tout le monde saura l’anglais, il sera important de savoir aussi le français, par exemple.
Sans oublier que le plurilinguisme a une valeur économique. Pour notre pays, elle est estimée à 50 milliards de francs, soit 10% du PIB.
Francesco Sabatini: La maîtrise des langues est capitale pour l’individu dans le monde. Nous savons que les langues sont liées aussi au sentiment de fierté nationale ou de nationalisme, qui peuvent conduire à exclure les autres. Et, donc, le plurilinguisme, ou la cohabitation de plusieurs langues et cultures, représente un objectif de paix et de meilleure collaboration entre les peuples. Un aspect traditionnellement bien présent en Suisse.
Luigi Jorio, swissinfo.ch, Florence
(Traduction de l’italien: Isabelle Eichenberger)
Selon le recensement fédéral de 2000, 63,7% de la population a indiqué l’allemand comme langue principale (1990: 63,6%).
Le français est utilisé par 20,4% des habitants (1990: 19,2%).
Seul 6,5% des personnes vivant en Suisse utilisent d’abord l’italien (1990: 7,6%).
Quant au romanche, il est parlé par 0,5% de la population.
Médiévale. Cette académie italienne a été fondée à Florence entre 1582 et 1583 par un groupe de lettrés, l’une des plus ancienne encore active en Europe.
Référence. Elle constitue le principal point de référence en Italie et dans le monde pour tout ce qui se réfère à la recherche sur la langue italienne. En 1612, elle a publié la première version du dictionnaire de la langue italienne.
Objectif. L’un de ses principaux objectifs et de diffuser dans la société et les écoles italiennes la connaissance de la langue et la conscience critique de son évolution actuelle, dans le cadre des échanges linguistiques dans le monde contemporain.
Plurilinguisme. En 2007, elle a créé la «Piazza delle Lingue» (la Place des langues), une initiative pour la sauvegarde et la mise en valeur du plurilinguisme en Europe.
Présidence. De 2000 à 2008, elle a été présidée par Francesco Sabatini et, depuis lors, par Nicoletta Maraschio.
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