Le retour au pays des vignerons suisses du tsar
Une délégation de politiciens, ambassadeurs, vignerons et descendants de la colonie suisse de Chabag, ou Helvetianopolis, en Ukraine, est allée rendre hommage à son fondateur, le botaniste veveysan Louis-Vincent Tardent, né il y a tout juste 225 ans.
La trentaine de visiteurs suisses ont été conviés début septembre, quelques jours après la vendange, dans ce village des bords de la mer Noire à l’invitation de l’Etat ukrainien, du consul honoraire de Russie à Lausanne Frederik Paulsen et du propriétaire des caves de Shabo, Vaja G. Ioukouridzé. Etaient aussi présents l’ambassadeur de Suisse à Kiev, Christian Schoenenberger, et son homologue d’Ukraine à Berne, Ihor Dir.
«Nous sommes infiniment reconnaissants envers ces vignerons suisses qui nous ont apporté la culture du vin», a déclaré l’homme d’affaires ukrainien, qui a repris en 2003 le sovkhoze dressé par les Soviétiques au lendemain de la guerre sur les terrains et les maisons confisqués aux colons suisses venus en 1822.
Pour les 225 ans de la naissance du fondateur Louis-Vincent Tardent, Vaja G. Ioukouridzé a prévu l’inauguration d’une fontaine lumineuse et un feu d’artifice. Des panneaux à croix suisse ont été apposés sur les «Champs-Elysées» de Chabag pour visualiser l’odyssée de ces vignerons vaudois, embarqués sur des chars tirés par des chevaux sur 2137 km: Vevey 0 km, Berne 70 km, Zurich 175 km, St-Gall 235 km, Munich 435 km, Vienne 800 km, Brno 910 km, Lemberg (Lviv) 1480 km, Chisinau (Moldavie) 1985 km et enfin la ville d’Akkerman (Belgorod) 2130 km, à 60 km d’Odessa. Partis de Vevey le 19 juillet 1822, ils étaient arrivés à destination le 29 octobre.
Du Léman au Liman
Tout au long du voyage, Uranie Tardent, la femme du fondateur – une Neuchâteloise née Grandjean – a noté toutes les péripéties du périple où elle emmenait sept de ses huit enfants, dont une petite dernière d’un an et demi: «Adieu Vevey! Adieu mes amies! Arrivée à Moudon, mon courage est prêt à me quitter… », écrit-elle sur son carnet de route retrouvé chez ses descendants en Australie. A ce stade, il lui reste plus de 2100 km à parcourir sur des routes parsemées de brigands et de loups. A l’arrivée, les sept chevaux de Tardent mourront d’épuisement.
Au cimetière des colons situé face au Liman (l’estuaire du Dniestr s’appelait ainsi avant l’arrivée des Vaudois), le nouveau propriétaire a aussi voulu rendre hommage aux colons en restaurant leurs tombes. Mais l’opération a été surtout symbolique, car les caveaux familiaux ont été pillés depuis belle lurette et on n’en connaît pas la disposition exacte.
En présence de la conseillère d’Etat vaudoise Jacqueline de Quattro, les descendants des «Vaudois du tsar» ont déposé des fleurs au pied d’une stèle érigée en leur honneur. Une minute de silence a été observée en l’honneur de Bruno Gander, le président de l’Association des Chabiens, décédé à la veille du départ et qui rêvait de ce dernier voyage au pays de ses ancêtres. Il n’en a pas eu le temps et ils sont de moins en moins nombreux à avoir vécu dans la colonie suisse.
Retour à la cave-départ
Partis en catastrophe quand l’Armée rouge est entrée dans Chabag, la plupart des colons suisses avaient alors regagné leur mère-patrie. C’était il y a 72 ans. C’est le cas de la Vaudoise Trudi Forney-Zwicky, présente à la cérémonie. Elle avait 8 ans quand elle a quitté Chabag, le village de son ancêtre Henri Zwicky, le domestique glaronnais de Tardent, un ancien soldat de l’armée napoléonienne.
Du même voyage, Claudette Beauverd-Tardent est une descendante en ligne directe du fondateur. Avec son mari, ancien cadre de Nestlé, elle retrouve sa cousine Nathalie Mayer-Laurent, qui a été institutrice et l’une des rares descendantes des Suisses restés sous Staline. Celle-ci ne parle que le russe aujourd’hui. Le dernier maire de Chabag, David Besson, a été déporté en Sibérie. Il y est mort en 1942, raconte sa petite-fille Violette, qui vit à Lausanne et qui est venue revoir la maison de sa mère, Alice.
Un camp militaire au milieu du village
«Mais où peut bien se trouver la maison des Gander?» Plan du village des années 30 en mains, Walter Gander – un professeur de l’EPFZ à la retraite – tient à voir la maison de ses ancêtres. Sa femme Heidi connaît bien le sujet. Elle a autrefois rédigé sa thèse sur la colonie suisse à l’Université de Zurich.
Les rues de la Harpe ou Helvetia sont facilement identifiables, mais la maison Gander introuvable: «Eureka!», finit par s’exclamer Walter Gander. La maison a été rasée pour faire place au camp de l’Armée rouge et à ses tanks. L’école des petits Vaudois a aussi servi de casernement pour l’armée soviétique, puis pour l’armée ukrainienne et a été rasée depuis. «C’est la troisième fois que je viens à Chabag et je comprends enfin pourquoi ma maison n’est plus là,» constate le professeur zurichois.
Un toast à 100’000 francs
A l’heure du dîner et des toasts portés à la santé des Chabiens, Vaja G. Ioukouridzé invite ses hôtes à revenir en 2014 pour l’inauguration de l’église située à deux pas de ses caves. Construit en 1847 par le pasteur Bugnion, venu de Belmont-sur-Lausanne, son clocher a été rasé par Staline et le local a servi de «club» aux troupes de l’Armée rouge.
A cette heure du dîner, le consul honoraire de Russie Frederik Paulsen, propriétaire de l’entreprise pharmaceutique Ferring à Etoy (VD), qui a affrété l’avion pour Odessa, lève à son tour son verre: «Je donne 100’000 francs pour la reconstruction du temple». Et de préciser au moment des adieux: «Bien qu’aujourd’hui en Ukraine, Chabag fait partie de l’héritage russe, cette relation directe entre l’ancienne Russie et le canton de Vaud est extraordinaire. C’est pour moi un plaisir énorme de pouvoir aider à conserver cet héritage».
Sur les anciennes caves des colons, l’Ukrainien Vaja G. Ioukouridzé a installé un équipement ultra-moderne de vinification, tout en replantant 1’100 hа de vignobles, soit davantage que les terrasses de Lavaux (920 ha).
Le vin est vendu en Ukraine, en Russie et – dès 2013 – dans l’Union européenne, si les caves de Shabo reçoivent la licence d’exportation.
Vaja G. Ioukouridzé a également rénové les caves des familles Laurent et Thévenaz, qui ont reçu en 1937 la visite du roi Carol II de Roumanie, le père du roi Michel. Entre les deux guerres mondiales, la Bessarabie était territoire roumain.
Il a aménagé des salles de dégustation, un restaurant gastronomique et un musée dû au Suisse Hugo Schaer, où l’on célèbre F.-C. de la Harpe, le grand Vaudois qui a été le précepteur du Tsar Alexandre Ier et qui s’était entremis pour confier les vignobles aux colons. Montant total des investissements: 25 millions de francs, une somme considérable dans un pays où le salaire moyen est de 300 francs et la retraite à moins de 100 francs.
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