Le ski club de James Bond célèbre un siècle de courses et de fiesta
Dans la paisible commune de Mürren, dans l’Oberland bernois, le Ski-Club Kandahar célèbre son centenaire. Une société d’origine britannique pionnière dans l’essor du ski.
En gravissant dès l’aube la montagne avec Alan Ramsay, ce dernier me déclare tout de go: «J’ai les numéros d’au moins cinq James Bond girls dans mon portable, elles ont toutes aujourd’hui plus de 70 ans». En dépit de l’heure matinale, Alan Ramsay, d’origine écossaise mais résident à Mürren, est en pleine forme et d’une élégance rare avec son pantalon de ski rouge vif style écossais. Il ne porte pas de kilt cette fois-ci, une tenue qu’il réserve apparemment pour Inferno, la course de ski amateur la plus folle au monde.
En attendant, nous atteignons le sommet du Schilthorn et son restaurant tournant immortalisé vers la fin des années 1960 dans le film de James Bond «Au service secret de Sa Majesté» (1969). À l’époque, la commune de Mürren était en quête d’argent frais pour parachever son projet de téléphérique dont le budget avait été largement dépassé.
Dans le même temps, les producteurs des films de James Bond étaient à la recherche d’un repaire au sommet d’une montagne pour pouvoir tourner. Un endroit où le personnage maléfique de Blofeld, joué par Telly Savalas, pouvait caresser son chat persan et peaufiner ses plans diaboliques. Une collaboration avec la station helvétique s’est alors actée faisant de Mürren un lieu de tournage.
De quoi permettre également à ce village de tisser des liens durables avec le monde du 7e Art. Le succès aidant, moult réceptions officielles ont eu pour cadre Mürren. Voilà donc pourquoi Alan Ramsay possède dans son téléphone autant de contacts prestigieux.
Fan de James Bond, je n’avais jamais jusqu’ici effectué de pèlerinage dans l’Oberland bernois. Je me suis rendu cette fois-ci à Mürren pas uniquement pour Bond et Ian Fleming, son créateur, mais pour me pencher sur le passé d’un ski club qui fête ce mois-ci ses cent ans et dont la réputation n’a pas pâli.
À la sortie du téléphérique, skis sur les épaules, nous pénétrons au Piz Gloria. À la fin des années 1960, ce n’était encore qu’un frêle repaire pour alpinistes avec à l’intérieur du mobilier de style campagnard, lequel avait vu défiler pendant l’hiver 1969 plusieurs James Bond girls, dont Joanna Lumley et Diana Rigg. À partir de ce restaurant mythique qui tourne sur lui-même toutes les 45 minutes, le panorama complet sur les Alpes est littéralement fascinant.
À l’est, dès l’aube, le soleil se lève derrière l’Eiger, le Mönch et la Jungfrau, conférant à ces sommets alignés au cordeau une aura messianique. Au nord, la brume matinale permet de discerner à peine au loin le lac de Thoune. Au-delà, c’est le Plateau suisse, puis dans la foulée la Forêt-Noire. Alan Ramsay me désigne encore, côté sud-ouest, le Mont-Blanc inséré parmi les quelque 200 sommets visibles depuis le Piz Gloria à 2970 m. En contrebas, on distingue avec peine Mürren caché par les rochers surplombant la vallée de Lauterbrunnen.
Des Britanniques vêtus à l’époque de tweed ont révolutionné dans cette contrée aux contours invraisemblables le ski de compétition il y a un siècle. À leur tête, Arnold Lunn, alpiniste charismatique, avait fonctionné pour sa part à l’adrénaline en gardant parallèlement l’allure d’un gentil directeur d’école.
Il savait de qui tenir. Son père, Henry Lunn, avait popularisé au tournant du 20e siècle les vacances d’hiver dans les Alpes en fondant au Royaume-Uni une compagnie qui allait devenir l’agence de voyages Lunn Poly. Épris de vitesse, son fils n’avait guère été attiré par le ski de fond ni par le saut à ski, spécialités nordiques, préférant aussi à tout prendre la vitesse à la technicité du slalom.
Dévaler les pentes lui avait donné des sensations fortes et des sueurs froides. Comme cette blessure qu’il contracta, non cette fois à ski, mais lors d’une partie de grimpe, et qui avait laissé une jambe cinq centimètres plus courte que l’autre. Il s’est battu ensuite pour que des disciplines comme le slalom et la descente soient reconnues comme des sports olympiques. Ce qui fut admis en 1936. Pour les promouvoir et permettre aux Britanniques de briller, il créa le 30 janvier 1924 le Ski-Club Kandahar à l’Hôtel Palace à Mürren, chambre No 4.
«Un virage rapide et laid vaut toujours mieux qu’un contour lent mais agréable à l’oeil», avait-il coutume de dire. Mus par ce dicton, nous décidâmes – avec notre guide Alan Ramsay – de dévaler à notre tour ces pistes. En particulier la mythique piste noire avec son départ situé au sommet du Schilthorn. Tout commence ici par un plongeon abrupt à faire tambouriner le coeur, avant de débouler dans une énorme cuvette qu’Arnold Lunn et ces pionniers de la descente avaient baptisée «Happy Valley», la vallée heureuse.
L’exploration des 52 km de pistes autour de Mürren débute sur les chapeaux de roues. Des itinéraires sont prévus pour tous niveaux. Des pistes rouges non dénuées d’écueils donnent des ailes; les bleus sont plus douces avec notamment pour l’une d’elles la traversée d’une forêt dense et silencieuse.
Engagé pour une saison à Mürren en 1990, Alan Ramsay n’a plus quitté le village. J’accompagne l’actuel directeur des ventes du téléphérique du Schilthorn jusqu’à un estaminet de montagne blotti sous la neige, le Schiltgrathüsi. Depuis la terrasse, nous voyons les parapentistes déployer leurs ailes puis s’élancer, leurs silhouettes s’éloignant ensuite en face de l’immensité de la Jungfrau.
À entendre les associations de ski sur place, la vie dans le village de Mürren est demeurée paisible. Depuis le haut du funiculaire de l’Allmendhubel, construit en 1912 pour desservir la piste de bobsleigh, nous descendons ensuite tranquillement vers les premières maisons bordées d’arbres, pas loin de la falaise. Sur notre chemin, une école de ski de jeunes skieuses et skieurs en doudounes est encouragée par des septuagénaires enjoués. Des cris de joie retentissent depuis la patinoire dont la glace scintille. De grands panneaux en bois recouvrent ici et là des chalets pour leur faire supporter le poids des ans.
Cette vision n’est peut-être pas si différente de celle qu’a eue Arnold Lunn il y a un siècle lorsqu’il arpenta pour la première fois cette région. À l’exception bien sûr des grues installées pour moderniser le téléphérique du Schilthorn. Car d’ici fin 2026, le trajet de la vallée au sommet sera réduit de quatre à trois stations.
Dans le village, nous rejoignons au nord ce celui-ci l’Hôtel Eiger, devenu aussi le Stammtisch du Ski-Club Kandahar. Assemblée autour d’un feu sur la terrasse, la clientèle profite du coucher du soleil en s’abreuvant, comme moi, de glühwein.
L’ancienne directrice des lieux, dont les grands-parents avaient fondé l’hôtel en 1892, vient se mêler à la conversation. À 86 ans, Annelis Stähli se remémore l’hiver où James Bond avait sévi ici et où le village s’était transformé en scène de tournage. Elle se souvient aussi d’Arnold Lunn et de son étourderie. «Un homme charmant». Lui revient en particulier à l’esprit le jour où il était venu manger en smoking et bas de pyjama. «J’ai quand même dû le lui dire», rit-elle.
Un peu plus tard dans la semaine, je me suis entretenu également avec Christian Edalini, skieur émérite ressemblant à Telly Savalas. À 66 ans, cet Italien participera une nouvelle fois fin janvier à Inferno, course de ski créée il y a quatre ans par dix-sept membres du Ski-Club Kandahar. Ils avaient escaladé durant deux jours le Schilthorn avant de redescendre à ski pour se convaincre de leur idée. Inferno est aujourd’hui considérée comme la course de ski amateur la plus importante au monde avec cette année 1850 inscriptions. Chaque douze secondes, les concurrents partent du haut du Schilthorn pour parcourir 14,9 km jusqu’à Lauterbrunnen, avec un dénivelé de 2170 m.
Membre du Ski-Club Kandahar depuis longtemps et moniteur de ski, Christian Edalini encourage depuis quatre ans des centaines de membres à participer à cette compétition en leur disant que s’ils peuvent le battre, c’est qu’ils savent skier. En déjeunant en sa compagnie à la Schilthornhütte, pas loin de la Vallée heureuse, j’en ai profité pour le sonder sur l’état actuel du Ski-Club, qu’il compare à «une grande famille», laquelle se porte apparemment comme un charme avec 1650 membres. Mais sans être à l’abri des critiques.
Qualifié de «club de ski le plus chic au monde» par le magazine britannique Tatler, et arrimé dès sa fondation au Public Schools Alpine Sports Club d’Henry Lunn, qui n’était pas forcément un modèle d’inclusion, le Ski-Club Kandahar ne mérite pourtant pas le portrait peu flatteur qui est fait de lui: club de buveurs et non de skieurs, sorte de club d’étudiants d’Oxford en goguette.
D’une part, les cotisations annuelles de ce club restent modestes (55 £), l’équivalent d’environ 60 francs suisses. Et d’autre part, il s’est ouvert à d’autres nationalités avec 15% de membres qui ne sont aujourd’hui pas britanniques. Autre évolution, le Ski-Club compte actuellement un tiers de femmes. En outre, en dépit du tintamarre et de l’excès de débauche qui entourent Inferno, la population s’est habituée à ce brouhaha. «Nous savons seulement qu’il est inutile de fréquenter les restaurants durant cette semaine-là, c’est de la pure folie», lâche un commerçant, précisant «de la bonne folie».
La veille de quitter Mürren, j’ai pu encore prendre langue avec le petit-fils d’Arnold Lunn, Bernie Lunn, 69 ans, entrepreneur à la retraite. Ce dernier habite le village et sa casquette n’est pas sans rappeler celles qu’on portait il y a un siècle ici. Il a voulu me montrer le QG du Ski-Club Kandahar, lequel est localisé à quelques encablures, près du centre sportif et de la piste de curling.
À l’intérieur, une imposante armoire vitrée déborde d’argenterie. Au mur, des skis et bâtons en bois qui appartenaient jadis à Arnold Lunn lui-même sont suspendus. Autre acquisition du club: un petit portrait en noir et blanc du général Lord Roberts de Kandahar. Ce passionné de ski, dont le surnom remonte à une campagne victorieuse menée en Afghanistan, y arbore la moustache.
J’extrais d’une des étagères un exemplaire de la première revue du Ski-Club Kandahar, reliée et en cuir bleu. Le langage y est joliment désuet. Du genre «les skieurs de compétition font preuve d’une certaine audace et de pas mal de fougue». Traités avec désinvolture, les comptes-rendus des courses sont un régal à lire. Exemple: «Pour ce qui est des compétitions sans enjeu, Barratt, le capitaine de l’équipe du Ski-Club, tire son épingle du jeu, mais il perd son sang-froid lors des grands rendez-vous. Le ‘pauvre’ trébuche souvent sans raison».
Sur la liste des 56 membres fondateurs du club, un seul nom apparaît en italique. Celui d’Andrew Irvine, plus connu alors sous le nom de Sandy. Un mois après avoir adhéré au ski-club, ce dernier s’était embarqué pour l’Himalaya, puis avait été vu pour la dernière fois le 8 juin 1924 peu après midi, escaladant avec peine l’Everest en compagnie de l’alpiniste George Mallory. Son corps n’a jamais été retrouvé. Sur la liste est écrit ceci: «Irvine, A. C. (tué sur l’Everest)».
La revue du Ski-Club présente ses condoléances aux parents de la victime qui n’était âgée alors que de 22 ans. Peut-être avaient-ils ressenti à ce moment-là le même genre de réconfort que Bernie Lunn ressent à la lecture de ces pages. Son grand-père y exaltait les contours mirifiques de ce coin de Suisse. «Seuls ceux qui ont grimpé de nuit peuvent comprendre la bénédiction de l’aube».
Dave Ryding, le plus grand skieur anglais, est lui aussi redevable au Ski-Club Kandahar de l’avoir aidé financièrement. Depuis longtemps membre, il lui est reconnaissant de lui avoir offert la possibilité de troquer les pentes douces de la Ribble Valley du Lancashire (nord-ouest de l’Angleterre) pour les pistes alpines, lui permettant de rivaliser avec les meilleurs et parfois de les battre.
Ironie de l’histoire, le jour où Dave Ryding a remporté en 2022 le prestigieux slalom de Kitzbühel, en Autriche, une première en Coupe du monde pour un skieur britannique, cette date a coïncidé à un jour et siècle près avec celle où Arnold Lunn organisa le premier slalom moderne à Mürren. Ryding éprouve-t-il une forme de gratitude? «Sans nul doute. Quand on fait partie de Kandahar, on y pense forcément. Le sport s’est développé avec cette passion», dit-il.
Mais il avoue être aussi un peu frustré de ne pouvoir participer lui-même à la course Inferno dont les dates chevauchent celles des compétitions de Coupe du monde. Qui plus est, cette course est réservée stricto sensu aux amateurs. Mais une fois à la retraite, comme le veut la tradition du Ski-Club de Kandahar qui est de ne pas se prendre au sérieux, il pourra s’aligner, Ryding se qualifiant d’ailleurs déjà de «danseur disco chauve de 37 ans» sur Instagram.
«Les participants à cette course sont des personnes aussi passionnées que moi par le ski de compétition. C’est une drogue. On est gagné par le sentiment de pouvoir dévaler la montagne en toute liberté. Que demander de plus… ».
Traduit de l’anglais par Alain Meyer/sj
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