Les paysannes suisses entre droit et tradition
La vie de paysan est remplie de contraintes. Pour les femmes, les défis sont encore plus nombreux: elles ont souvent une mauvaise couverture sociale et connaissent mal leurs droits. C’est ce que révèle une nouvelle étude.
Publiée par l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) à l’occasion de la Conférence nationale «Les femmes dans l’agriculture suisse», qui s’est tenue mi-octobre dans le canton de Fribourg, l’enquête nationale 2012 révèle un tableau pour le moins contrasté de la réalité des femmes paysannes: si le stress et les lacunes de toutes sortes sont grandes, deux tiers d’entre elles se disent satisfaites de leur existence. Il y a dix ans, elles n’étaient que 15% dans ce cas.
«A l’avenir, il ne devrait plus y avoir une seule femme paysanne qui ne soit pas aussi copropriétaire de son domaine», exige Maya Graf, conseillère nationale bâloise et elle-même paysanne. Or l’étude révèle qu’un tiers des femmes interrogées n’ont aucun droit de propriété sur la ferme où elles travaillent. La tradition est, dans ce domaine, encore forte: le titre de propriétaire est transmis à l’héritier masculin.
Beaucoup d’épouses de paysans renoncent à faire valoir leurs droits. Elles craignent que leurs revendications ne mettent en danger les équilibres familiaux et estiment que leur partenariat est déjà suffisamment établi.
Entre tradition et droits
Mais, en cas de divorce ou de décès de l’époux, les conséquences peuvent se révéler dramatiques, comme le souligne Christine Bühler, de l’Union suisse des paysannes et des femmes rurales. L’agricultrice se retrouve alors sans aucun droit. «Il faut absolument que les femmes parlent avec leur mari avant que les problèmes ne surviennent», ajoute Christine Bühler.
Autre problème: si elles travaillent dur, les femmes paysannes n’en perçoivent pas forcément un salaire correspondant. Du coup, leur couverture sociale n’est pas garantie puisque les cotisations pour l’assurance vieillesse et la prévoyance sont prélevées sur les salaires. C’est un autre danger encouru en cas de divorce.
Selon l’enquête de l’OFAG, une agricultrice sur neuf n’a strictement rien, financièrement, en termes de revenu et de retraite, si elle perd son mari ou un partenaire.
Gabriele Burn, membre de la direction des banques Raiffeisen, actives dans le monde paysan, enjoint les paysannes à se faire engager en tant qu’employées et à faire évaluer leur travail, même si c’est leur mari qui doit remplir cette tâche. Ainsi, elles peuvent déterminer le montant de leur contribution et le séparer clairement du revenu du ménage.
D’autres experts proposent d’établir des listes de financement, pour séparer clairement le travail des épouses. Une formation spéciale dans ce domaine devrait être fournie dans les écoles d’agriculture, estiment-ils.
Jacques Bourgeois, directeur de l’Union suisse des paysans et conseiller national fribourgeois, est favorable à une claire répartition des tâches, mais elle ne devrait pas faire l’objet de nouvelles lois, selon lui. «Donnons aux couples la souplesse nécessaire pour décider eux-mêmes ce qu’ils veulent», déclare-t-il.
Gestion du temps
L’enquête nationale a aussi montré que 47% des paysannes ont encore un autre travail en dehors de la ferme, soit 3% de plus qu’il y a dix ans. La moitié d’entre elles expliquent cet emploi par des nécessités financières. Une même proportion indique, au chapitre des motivations, le besoin de rencontrer d’autres personnes et d’avoir un travail satisfaisant.
Avoir un travail extérieur n’est pas l’apanage des femmes paysannes. Environ deux tiers des hommes agriculteurs ont également un autre emploi. Maya Graf a mis en lumière le difficile partage des tâches: il revient souvent aux femmes de s’occuper du travail ménager proprement dit, y compris la prise en charge des enfants, en plus de l’emploi extérieur.
Nombreuses facettes
Seules 4% des femmes interrogées dirigent elles-mêmes une ferme. La proportion de celles ayant suivi une formation en agriculture est également très faible (3%).
Direction l’école paysanne de Strickhof, à côté de Winterthour. Dans une classe remplie de jeunes hommes, on remarque très vite les cinq visages féminins. Tous les étudiants sont attirés par le métier pour les nombreuses facettes qu’il offre et par la possibilité de ne pas faire la même chose tous les jours.
«Les gens disent toujours que c’est un travail très physique, mais ce n’est qu’un aspect parmi d’autres», déclare une des étudiantes. «Les femmes doivent peut-être demander de l’aide à un homme pour soulever une machine lourde, mais les hommes ont souvent besoin des femmes pour calmer certains animaux particulièrement butés, par exemple.»
Avenir incertain
Si elles sont certaines de leur choix de carrière, ces jeunes femmes regardent l’avenir avec un brin d’inquiétude. Seule une d’entre elles a déjà une ferme – celle de ses parents, qu’elle pourra reprendre. Les autres disent vouloir «voir». Ce qui veut dire, dans la plupart des cas, épouser un paysan. Dans de rares cas, des fermes sont gérées par des collectifs ou des partenariats.
Exemple rare, Hedi Bättig, paysanne lucernoise, exploite, conjointement avec son partenaire, les deux fermes provenant de leur famille respective. Pour elle aussi, l’avenir n’est pas clair, mais elle tient à conserver ce qu’elle a construit.
«Dans ma famille, on a longtemps cru que la ferme mourrait car je n’ai pas de frère. Maintenant, je suis là, et je ne veux pas céder ma ferme à mon partenaire, même si ça ferait plaisir à beaucoup de monde…»
L’enquête nationale «Les femmes dans l’agriculture suisse» a été réalisée sur l’initiative de la conseillère nationale écologiste de Bâle-Campagne Maya Graf, co-exploitante d’une exploitation bio.
L’étude s’inscrit également dans le cadre d’un plan d’action global mené en coopération avec la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.
Quelque 1500 paysannes de toutes les régions suisses ont été interrogées sur leur travail. Des interviews ont également été menées avec un échantillon représentatif à Frauenfeld et à Sarnen, en Suisse alémanique, à Yverdon-les-Bains, en Suisse romande, et à Bellinzone, au Tessin. Une étude similaire avait été réalisée en 2002.
Le travail ménager est la première occupation des paysannes, suivi par le travail aux champs et dans la grange et l’éducation des enfants.
Environ 50% des femmes interrogées affirment être seules responsables de la vente des produits de la ferme. 22% s’occupent du bétail. Nombre d’entre elles sont aussi chargées d’activités touristiques.
La plus jeune des femmes interrogées a 25 ans, la plus âgée 80 ans. 8% ont moins de 35 ans, 71% ont entre 36 et 55 ans et 19% ont plus de 55 ans.
Pour les jeunes paysans, trouver une épouse est de plus en plus difficile. De nombreuses jeunes femmes se détournent du travail agricole. La question est thématisée dans une émission de réalité de la télévision allemande, «Paysan, célibataire, recherche…», durant laquelle des jeunes femmes sont en lice pour devenir épouse de paysan.
La revue suisse «Paysan suisse» a repris l’idée et mis en place, en 2007, un site de rencontre dédié spécialement aux célibataires paysans.
(Traduction de l’anglais: Ariane Gigon)
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