«La ligne de chemin de fer du Gothard a marqué la Suisse»
Le 11 décembre verra la mise en service du tunnel de base du Gothard (57 km). Les trains ne mettront plus alors que 20 minutes pour passer sous le massif qui marque le centre des Alpes suisses. Les voyageurs y perdront les impressions et la vue qui s’étalent au long de la ligne historique reliant Erstfeld, dans le canton d’Uri, à Bodio, au Tessin. L’historien et spécialiste des chemins de fer Kilian T. Elsasser nous dit ce qu’ils vont manquer.
swissinfo.ch: Vous connaissez bien la ligne de montagne du Gothard, qu’est-ce qui la rend particulière à vos yeux?
Kilian T. Elsasser: C’est un voyage extraordinairement passionnant à travers les Alpes sauvages. Et cette ligne est très étroitement liée à l’identité de la Suisse. Elle suinte littéralement d’histoire.
swissinfo.ch: Dorénavant, la liaison principale nord-sud ne passe plus par cette ligne de montagne. Qu’est-ce que cela signifie à vos yeux?
K.T.E.: Le nouveau tunnel est une incroyable prouesse d’ingénierie. En tant que Suisse, j’en suis très fier. Et d’un autre côté, il y a ce regret de voir qu’on n’aura plus besoin de la ligne de montagne que pour le trafic régional et les voyages touristiques.
swissinfo.ch: Les Chemins de fer fédéraux (CFF) l’appellent désormais «ligne panoramique». Vous aimez cette expression?
K.T.E.: Avant, on disait simplement la ligne du Gothard. L’appellation «ligne de montagne» était un terme technique. «Ligne panoramique» correspond mieux à l’expérience que l’on peut y faire.
swissinfo.ch: Commençons notre voyage du nord vers le sud. Le portail nord du nouveau tunnel de base s’ouvre à Erstfeld. Un endroit qui mérite d’être vu?
K.T.E.: Erstfeld était un petit village. Ce n’est que grâce à la ligne du Gothard qu’il est devenu une vraie localité. C’est là que l’on entretenait et qu’on attelait les locomotives pour pouvoir passer le Gothard avec des trains lourds. Au 19e siècle, Erstfeld a vraiment connu un boom. La commune a accueilli une des premières églises réformées de Suisse centrale. C’est un morceau d’histoire.
swissinfo.ch: Le lieu risque maintenant de perdre en importance?
K.T.E.: Il y a longtemps qu’il a perdu en importance. Erstfeld doit trouver une nouvelle orientation. Le village a besoin de nouvelles entreprises. Mais le tourisme est aussi important pour ce nœud ferroviaire sur la ligne du Gothard.
swissinfo.ch: En montant la rampe nord vers l’ancien tunnel, on traverse Gurtnellen. Ici, les chutes de pierres coupent régulièrement la ligne. Quelle est la force de ce conflit entre la ligne du Gothard et la nature?
K.T.E.: Le simple fait d’avoir pu construire une ligne de chemin de fer ici représente un triomphe du pouvoir des hommes. Mais l’homme a toujours dû se défendre contre la nature, contre les intempéries, les chutes de pierres et les avalanches. Exploiter cette ligne en toute sécurité a été et reste un combat de tous les jours. Cela nécessite de très nombreux travaux d’entretien aux filets et aux pare-avalanches. Et ceci pas uniquement pour le chemin de fer, mais aussi pour la route et l’autoroute.
swissinfo.ch: On arrive ensuite à Wassen, le village à la fameuse église que les voyageurs voient sous trois perspectives différentes grâce au tunnel en boucle…
K.T.E.: Au 19e siècle, la ligne du Gothard était la principale attraction touristique de Suisse. Chaque visiteur voulait l’emprunter. Et tous les guides de voyage mentionnaient l’église de Wassen. Mais l’attachement des Suisses à ce bâtiment est probablement plus récent. Il commence dans les années 1960-70, avec un sketch du comique Emil Steinberger, qui raconte cette vison d’une façon très drôle, même si l’histoire se termine de manière dramatique, puisqu’à la fin, son fils tombe du train.
swissinfo.ch: De nombreuses personnes ont vu cette église, mais combien l’ont visitée?
K.T.E.: Je pense que très peu de gens l’ont vue de l’intérieur. C’est pourtant une très belle église baroque. Mais les changements de perspective quand on la voit du train continuent de troubler les voyageurs, parce qu’ils ont de la peine à s’orienter. Je me souviens d’un Indien qui avait cru souffrir d’hallucinations en passant à Wassen, parce qu’il avait vu l’église trois fois depuis le train.
swissinfo.ch: Après Wassen vient Göschenen. Les gens qui ne s’y arrêtent pas ratent-ils vraiment quelque chose?
K.T.E.: Göschenen n’est pas seulement un bon point de départ pour des randonnées, mais aussi un lieu plein d’histoire. Avec la construction du tunnel du Gothard, on a écrit ici une page de l’histoire nationale. L’ancienne route du Gothard et le poste de péage sont aussi de merveilleux témoins du passé.
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swissinfo.ch: Ici s’ouvre le «vieux» tunnel du Gothard, qui nous emmène à Airolo, au Tessin. Ce tube de 15 kilomètres est-il vraiment plus qu’un simple tunnel?
K.T.E.: Clairement. C’est un lien entre deux cultures – la culture alémanique et l’italienne. On peut dire que le tunnel soude la Suisse. C’est aussi un symbole de son étroitesse. En 15 kilomètres, on arrive pour ainsi dire dans un autre pays. C’est fascinant.
swissinfo.ch: En redescendant de l’autre côté, la voie serpente maintenant à travers la Léventine. Quelles ont été les difficultés à construire une voie ferrée dans cette vallée étroite au 19e siècle?
K.T.E.: Ça été un défi énorme. On parle toujours des 200 morts dans le percement du tunnel, mais il y a eu probablement autant de tués lors de la construction des voies d’accès. C’était un travail très dangereux.
Le franchissement des gorges de la Piottina et de la Biaschina par des tunnels était difficile. Aujourd’hui encore, il vaut la peine de voir ces endroits. Les gorges de la Piottina sont à peu près aussi fascinantes que celles de Schöllenen, sur le versant nord.
swissinfo.ch: Quels autres endroits recommanderiez-vous également dans la Léventine?
K.T.E.: Il y a par exemple les hôtels délabrés en face de la gare de Faido. Ils datent d’une époque où Faido était une station thermale. C’est un morceau d’histoire du tourisme. Ou alors Giornico et ses églises romanes – une plongée dans le Moyen-Age. On voit ici les premières vignes, qui montrent que l’on est bien au Tessin, au sud. C’est toujours une expérience très impressionnante.
swissinfo.ch: Vous êtes en faveur d’une candidature de la ligne du Gothard au Patrimoine mondial de l’Unesco…
K.T.E.: Certainement. Cette ligne est un monument technique unique en son genre, qui se trouve en très bon état. On peut y lire l’histoire des techniques. Cette voie ferrée a marqué la Suisse comme aucun autre ouvrage. Avant, on pouvait dire que la Suisse était une république alpine, mais après, elle est devenue un Etat-Gothard. Avec le label Unesco, on pourrait aussi très bien faire la promotion de cette région.
swissinfo.ch: Vous habitez à Lucerne. Quand vous irez au sud, est-ce que vous prendrez le tunnel de base ou la ligne de montagne, même si c’est plus compliqué et plus long?
K.T.E.: Si je veux être rapidement au Tessin, je prendrai le tunnel. Mais ma femme et moi avons une maison à Göschenen. Donc nous allons rester fidèles à la ligne du Gothard. Et avec plaisir.
Ligne panoramique pour express régionaux
L’entrée en service du tunnel de base du Gothard le 11 décembre 2016 va modifier l’offre ferroviaire sur la ligne panoramique qui passe par l’ancien tunnel. Il n’y aura plus de trains directs depuis Zurich et Bâle vers le Tessin en passant par la ligne panoramique. Pour l’emprunter, il faudra descendre à Erstfeld, où un express régional (une sorte de RER) partira toutes les heures vers Bellinzone. A Erstfeld comme à Bellinzone, on pourra reprendre le train direct qui passe par le tunnel de base.
En plus, durant les périodes où la demande est forte, des trains interrégionaux partiront de Bâle et de Zurich pour Göschenen. Et d’avril à octobre, les week-ends et les jours fériés, un train de loisirs ira de Zurich à Bellinzone et retour via la ligne panoramique, particulièrement à l’intention des cyclistes et des randonneurs.
Enfin, dès Pâques et jusqu’à fin octobre, circulera le nouveau «Gothard Panorama Express», avec les fameuses voitures panoramiques de première classe. Le voyage part de Lucerne, en bateau jusqu’à Flüelen, puis en train jusqu’au Tessin par la ligne panoramique.
(Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez)
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