Mai 68: un héritage à géométrie variable
Impossible d'échapper à la déferlante commémorative des «événements» de Mai 68, terme flou utilisé pour décrire la nébuleuse qu'il est sensé contenir. Chacun y va de sa grille de lecture car la recherche historique est lacunaire.
Cette année, témoins et acteurs aux tempes grises se relaient à la télévision (couleur), sans montrer grand plaisir à revoir leurs photos en noir-blanc. Chacun a sa vision, mais aucun ne répond à la question de la signification historique de Mai 68.
En Suisse, les historiens viennent à peine de se mettre au travail avec un programme du Fonds national de la recherche scientifique. En attendant leurs résultats (dans dix ans?), la droite réclame la peau de cet héritage défendu mollement par la gauche, parce que le clivage entre «anti» et «pro» dépasse la polarisation gauche-droite.
Raison dans un premier temps
Ce qu’on sait, c’est que l’histoire commença par donner raison aux gauchistes, selon Hans-Ulrich Jost. L’historien cite la révolution portugaise, les victoires communistes en Asie, l’indépendance du Mozambique et de l’Angola, le sandinisme au Nicaragua; la chute du chah d’Iran ou les échecs de la politique extérieure de l’Oncle Sam.
De même, les prédictions de l’effondrement du capitalisme semblèrent se vérifier avec le choc pétrolier et la crise globale dès 1974. «En réalité, poursuit Hans-Ulrich Jost, la montée du chômage et de l’incertitude face à l’emploi engendra plutôt une atténuation des luttes sociales et un repli sur les préoccupations privées.»
Politiquement mort
Dix ans plus tard, «la contre-révolution libérale (Thatcher/Reagan) signe l’échec du mouvement en démantelant les compromis sociaux de l’après-guerre, en détruisant les revendications du tiers monde pour un nouvel ordre économique et en relançant l’entrepreneur comme l’être idéal de nos sociétés», relève Peter Niggli, directeur d’Alliance Sud, un groupe de pression qui réunit les six principales organisations suisses de coopération au développement.
Pour cet ancien soixante-huitard, impossible d’inverser l’évolution des mœurs sociales et individuelles, «car cela reviendrait à changer les mœurs du capitalisme». «Mais le discours actuel de la droite est un recyclage des idées de gauche qui pousse les gens à fonctionner comme des individus dans le marché.»
En écho aux slogans poétiques d’il y a 40 ans, on entend aussi les «yuppies» actuels se référer au discours hippie sur la liberté individuelle et l’hédonisme.
Si mai 68 est mort politiquement, c’est que ce que certains ont applaudi comme des gains d’émancipation a été perçu par d’autres comme une perte de repères sociaux. La chute du Mur de Berlin a accru ce sentiment d’insécurité qui a nourri la «rébellion conservatrice des années 90», à laquelle Peter Niggli a consacré plusieurs articles.
Héritage en demi-teintes
Mai 68 a certes amorcé les mouvements anticonsumériste, écologiste, altermondialiste et la «société civile» qui lutte aujourd’hui contre la globalisation. Mais cet héritage tourne parfois à la caricature, selon ces commentateurs qui dénoncent la dictature morale de l’altruisme, du «droit de l’hommisme» et autres sociologismes.
C’est cependant l’évolution de l’école qui reçoit le plus de critiques. L’Union démocratique du centre (UDC, droite nationaliste) estime que «la génération de mai 68 s’est incrustée dans le secteur de la formation».
«Je suis fondamentalement de gauche, mais je pense aussi qu’il faut rééquilibrer certaines choses», relève Ariel Herbez. Pour ce journaliste genevois, «l’anti-autoritarisme a permis de renverser des barrières, mais il comporte aussi des aspects négatifs sur le plan scolaire, éducatif, du respect social et de la citoyenneté. Beaucoup de problèmes sociaux viennent de là.»
Rééquilibrer plutôt que liquider, c’est aussi l’avis de Jacques-Simon Eggly. «Le souffle de Mai était vivifiant, puis il a eu un effet délétère», déclare cet ex-député libéral et journaliste.
«Il faut reconstruire quelque chose, garder un esprit critique tout en évitant que le balancier revienne à l’extrême droite. On a eu trop de cadre et pas assez de mouvements, puis trop de mouvement et pas assez de cadre, maintenant il faudrait avoir du mouvement mais mieux cadré.»
Interdit d’interdire: de l’histoire ancienne
Christiane Brunner, conseillère aux Etats socialiste, rappelle que la cause des femmes a bougé. «Mais, ajoute-t-elle, si beaucoup d’ex-soixante-huitards sont aigris, c’est parce qu’ils avaient un paquet d’illusions beaucoup trop abstraites!»
Aujourd’hui, des acquis tels que l’avortement sont remis en question. Les interdits se multiplient: manger gras, boire, fumer, appeler un chat un chat, laisser courir son chien, avoir un enfant qui fait l’école buissonnière, etc. Géraldine Savary, conseillère nationale socialiste née en 1968, s’est mainte fois énervée de ces «nouvelles barrières, dressées par une génération qui en a fait tomber».
swissinfo, Isabelle Eichenberger
Le Fonds national de la recherche scientifique a lancé un programme de recherche «Le mouvement de 68 en Suisse».
4 avril – 10 août: exposition «Une Suisse rebelle. 1968-2008» au Musée historique de Lausanne.
12 septembre 2008 – 28 juin 2009: exposition «Revoluzzer! 1968 und heute» au musée de Liestal (Bâle-Campagne).
2 – 3 mai: Colloque international aux Universités de Lausanne et de Berne.
Dans la foulée de 68, des courants d’extrême gauche apparaissent mais leurs aspirations anti-autoritaires passent sous contrôle d’organisations léninistes créées par des transfuges communistes.
Ces organisations se fractionnent entre la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR, trotskyste, née en 69 et devenue Parti socialiste ouvrier/PSO en 1980), les Organisations progressistes (POCH) ainsi que divers groupes maoïstes.
A côté de cette tendance marxiste, une mouvance autonomiste et anarchiste apparaît dans les années 70 et se développe au sein du mouvement jeune des années 80.
Au tournant des années 80-90, des anciens de la LMR et du PSO s’intègrent dans SolidaritéS, tandis que les Alémaniques rejoignent le mouvement des Verts alternatifs.
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