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Mattmark, une page dramatique de l’histoire suisse

La construction du barrage de Mattmark, dans les Alpes valaisannes, a coûté la vie à près de cent personnes, dont 88 ont été emportées le 30 août 1965 par une avalanche de glace. Keystone

Le 30 août 1965, deux millions de mètres cubes de glace et de détritus se détachaient du glacier de l'Allalin au Valais et ensevelissaient le chantier du barrage de Mattmark. La plus grande catastrophe de la Suisse contemporaine faisait 88 morts et devenait en quelque sorte le symbole des tragiques épisodes de l'émigration italienne.

«Cette tragédie appartient à notre passé mais nous ne pourrons jamais l’oublier», nous confie Martin AnthamattenLien externe, maire de Saas-Almagell, la commune valaisanne où se trouve Mattmark. Notre entretien a lieu à une table du restaurant qui aujourd’hui flanque le barrage et offre une superbe vue panoramique sur le lac et la vallée.

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Pour ne pas oublier Mattmark

Ce contenu a été publié sur Dans le cadre des commémorations du 50e anniversaire de la catastrophe de Mattmark, une exposition itinérante a été mise sur pied. Intitulée «Mattmark 1964-2015 – Tragédie dans la montagne», elle est accompagnée d’un film, de tables rondes et d’un catalogue. Point culminant des commémorations, coordonnées par l’association Italie-Valais, une cérémonie sera organisée le 30 août 2015…

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Ce ne sont pas seulement les familles des victimes qui ne réussissent pas à oublier l’éboulement de Mattmark, mais également les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, en ont été témoins

A l’époque, Martin Anthamatten n’avait que six ans. Et pourtant, 50 ans plus tard, il n’a pas oublié: «J’entends encore les sirènes des ambulances résonner dans ma tête», avoue-t-il. Le conseiller municipal Stefan AndenmattenLien externe avait 17 ans et moins d’une heure avant le cataclysme, il se trouvait encore sur les lieux. Il était alors lycéen et gardait les moutons pendant les vacances d’été.

«J’étais monté pour aller chercher mes bêtes et j’avais traversé toute la zone sous le glacier pour les conduire de l’autre côté», raconte-t-il en nous montrant le parcours. «Je voulais m’arrêter comme d’habitude à la cantine du chantier en compagnie des ouvriers. Grâce à un bon ami, le père de Martin [Anthamatten], qui avait insisté pour me conduire avec lui, je finis par redescendre au village. J’ai eu une chance incroyable. Mais le choc pour moi et toute la population d’ici a été terrible.»

Ilario Bagnariol était conducteur de bulldozer au barrage de Mattmark. swissinfo.ch

Témoin direct

Ilario Bagnariol était un conducteur de bulldozer et travaillait au barrage depuis 1963. Il nous reçoit chez lui à Anet, dans le canton de Berne, où il vit depuis son mariage en 1971. Ce Frioulan de Fiume Veneto avait 23 ans lorsque, devant ses yeux et en quelques dizaines de secondes, le grand chantier disparut sous une épaisseur de 50 mètres de glace. L’immense éboulement est passé à quelques mètres de lui. Ce n’est que lorsqu’il vit un camion projeté au loin qu’il se rendit compte de la puissance de la coulée.

Cinquante ans plus tard, il revit la scène jusque dans ses moindres détails. Tout est resté très présent dans sa mémoire, à tel point que lorsqu’il nous la décrit, on est comme embarqué dans un film. Pour Ilario Bagnariol cependant, le pire était encore à venir. Le jeune ouvrier italien se trouvait parmi les sauveteurs qui creusèrent sous la glace et les débris pour récupérer les corps sans vie des collègues.

«Dans le chantier, nous étions comme une grande famille. Tous unis, Italiens, Suisses, Turcs et beaucoup d’autres nationalités encore, sans distinction aucune», souligne-t-il. Les solides liens d’affection rendaient ces visions de désespoir encore plus insupportables. «Elles resteront en moi aussi longtemps que je vivrai», nous confie le Frioulan. 

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Aujourd’hui, en-dehors de la Vallée de Saas et de l’entourage des travailleurs du barrage de Mattmark, peu de personnes se souviennent encore des images de la tragédie qui, à l’époque, avaient fait le tour du monde et suscité une énorme émotion. Deux pays étaient en deuil: la Suisse, théâtre du drame, qui compta 23 morts, et l’Italie, qui paya le plus lourd tribut avec 56 des 88 victimes. Quatre Espagnols, deux Autrichiens, deux Allemands et un apatride perdirent aussi la vie dans l’éboulement.

Unies dans le deuil et les élans de solidarité généreuse en ces jours tragiques, la Suisse et l’Italie se divisèrent lorsqu’il s’agit de déterminer si cette catastrophe était vraiment imprévisible ou aurait au contraire pu être évitée et quand il fut question de condamner les éventuels responsables du drame.

« Dans ce climat, tout était important, excepté les personnes, excepté la main-d’oeuvre ».

Les ateliers, les bureaux, les cantines du chantier ainsi que les dortoirs des ouvriers d’une entreprise avaient été construits sur le parcours de la chute du glacier suspendu. Le risque était-il trop important? Pourquoi les autorités avaient-elle donné le feu vert? Les entreprises avaient-elle contrôlé le glacier, comme promis? L’éboulement avait-il été provoqué par des variations climatiques, par l’excavation des moraines ou autre chose encore?

Les questions et les suppositions fusèrent. Après une procédure d’instruction qui dura sept ans, un procès s’ouvrit en 1972. Dix-sept personnes prirent place sur le banc des accusés. Elles furent toutes acquittées. La même année, en appel, le Tribunal cantonal valaisan confirma la première sentence.

Les recourants – soit les familles des victimes – durent prendre en charge la moitié des frais de justice. La Suisse apparut alors particulièrement inhumaine au regard du monde et surtout de l’Italie, comme l’écrivit en 2010 l’historien Toni Ricciardi dans sa thèse de doctorat publiée en 2013 par les éditions Laterza. 

Tandis que la presse italienne ne cachait pas sa grande indignation, les médias suisses restaient «plus discrets, se contentant généralement de reprendre uniquement une dépêche de l’Agence Télégraphique Suisse (ATS)», relève pour sa part Carlo Capozzi dans une thèse de master publiée par les Annales valaisannes de 2014. Les frais judiciaires furent ainsi payés par l’Etat italien. 

L’heure des enquêtes scientifiques

Recherche scientifique

A l’occasion du 50e anniversaire de la catastrophe de Mattmark, un groupe interdisciplinaire de chercheurs de l’Université de Genève a entamé une analyse approfondie des documents d’archives qui relatent cet évènement tragique. Deux buts ont été fixés: «Tout d’abord, déterminer le rôle que l’accident a eu dans l’histoire de la construction de la Suisse contemporaine et donc de son Etat social et, deuxièmement, restituer la mémoire des faits, en allant au-delà du simple compte-rendu des évènements». 

La principale publication issue de cette recherche est le livre de Toni Ricciardi, Sandro Cattacin et Rémi Baudouï, «Mattmark, 30 août 1965. La catastrophe», publié par SeismoLien externe en français et en allemand et présenté ces jours à la presse.

Pour ce qui est de l’italien, Toni Ricciardi a déjà publié cette année «Morire a Mattmark. L’ultima tragedia dell’emigrazione italiana» («Mourir à Mattmark. L’ultime tragédie de l’émigration italienne») (Donzelli EditoreLien externe).

Carlo Capozzi souligne comment le désastre de Mattmark représenta un élément révélateur de la politique migratoire de la Suisse, des conditions de travail auxquelles les travailleurs étrangers étaient soumis et du développement des mouvements xénophobes des années soixante. La catastrophe de Mattmark a permis «à la population de comprendre finalement que l’électricité produite par les barrages de montagne (…) peut parfois avoir un prix très élevé», écrit l’historien valaisan.

«L’histoire du succès de la Suisse est née d’une course pour l’énergie qu’il était possible de gagner uniquement en produisant à des rythmes infernaux. Pour ce faire, il fallait pouvoir compter sur une main-d’oeuvre que la Suisse n’avait pas», explique le professeur Sandro CattacinLien externe, co-directeur du travail de recherche Mattmark, 50 ans après. Une analyse socio-historiqueLien externe.

«Dans ce climat, tout était important, excepté les personnes, excepté la main-d’œuvre. La sécurité et les conditions de vie de ces ouvriers étaient secondaires», précise le professeur de sociologie de l’Université de Genève. «Je pense que Mattmark reflète tout le drame des conditions de travail et de vie de ces hommes indispensables pour faire avancer le rêve d’une Suisse riche», affirme encore Sandro Cattacin.

En général, l’opinion publique est prête à réfléchir de manière critique et autocritique sur une période de l’histoire de son pays lorsqu’une cinquantaine d’années ont passé.  Soit «quand les protagonistes des gloires et des succès mais aussi des erreurs fatales sont morts. Car avant, la mémoire est encore trop vive. En ce qui concerne Mattmark, nous sommes maintenant arrivés à ce point précis», observe le sociologue.

La recherche dont il assure la co-direction est l’une des premières études scientifiques systématiques sur cette période de l’histoire suisse. L’ouverture, prévue en 2022, des archives des actes du procès sur la tragédie de Mattmark, permettra peut-être aux chercheurs de dévoiler d’autres aspects importants. 

Un record amer

Le barrage de Mattmark, construit pour produire de l’énergie électrique, est la plus grande digue de terre et pierre d’Europe. La plus grande partie du matériau a été extrait de la moraine sud du glacier de l’Allalin.

La couronne est sise à une altitude de 2200 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le lac artificiel peut contenir 100 millions de mètres cubes d’eau. Les installations de la société «Kraftwerke Mattmark AG» produisent en moyenne 649 millions de kWh d’énergie par année et satisfont ainsi les besoins énergétiques de plus de 150’000 foyers.

La construction du barrage débuta en mai 1960 et aurait dû se conclure en 1966. Le désastre du 30 août 1965 retarda les travaux, qui terminèrent en 1967. Le bassin d’accumulation fut rempli deux ans plus tard. 

Dans le cadre de la cérémonie du 50e anniversaire de la catastrophe de Mattmark, une nouvelle pierre commémorative sera inaugurée le 30 août 2015 sur les lieux du drame. Gennaro Praticò

(Traduction de l’italien: Gemma d’Urso)

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