Pilate, le train qui a conquis la montagne interdite
Le petit train rouge du Mont Pilate est l'une des principales attractions de la région de Lucerne et de toute la Suisse. En cette année de son 125e anniversaire, nous l'avons emprunté pour découvrir les secrets de la ligne à crémaillère la plus raide du monde. Un voyage à travers les légendes et les idées révolutionnaires.
Les portes du convoi se sont déjà refermées lorsqu’une famille chinoise arrive sur le quai. Nullement dérangé par ce retard, Stephan Sigrist indique aux passagers de prendre place au fond du wagon: «en ces journées pluvieuses, ce sont surtout les touristes étrangers qui grimpent au sommet du Pilate. Les Suisses préfèrent attendre le beau temps», nous dit le conducteur tout en reprenant sa place dans l’étroite cabine de pilotage.
De la gare d’Alpnachstad, au bord du lac des Quatre-Cantons, à quelques kilomètres seulement de Lucerne, le train se prépare à affronter la montée. Très en pente et jadis même périlleuse, sur une des montagnes les plus spectaculaires et mystérieuses de la Suisse centrale.
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Un sommet entre mythes et légendes
La folle idée d’Eduard Locher
Depuis des siècles, le massif du Pilate est considéré comme étant une terre d’âmes errantes, de gnomes et de dragons. C’est tout au moins ce que dit une légende aujourd’hui encore racontée aux enfants, explique Stephan Sigrist. «Mais nos dragons ne sont pas méchants. Preuve en sont les nombreux récits de promeneurs en difficulté sauvés par ces créatures ailées. Qui sait, peut-être en rencontrerons-nous une.»
Une autre présence a rendu cette montagne inaccessible: celle de Ponce Pilate. Une croyance narre que l’âme du gouverneur romain qui condamna Jésus à la crucifixion trouva refuge dans un des petits lacs de la zone. En 1347, la peur de ce fantôme que l’on pensait capable de déclencher de violentes tempêtes, incita les autorités lucernoises de l’époque à interdire l’escalade de la montagne. Une interdiction qui resta en vigueur pendant environ deux siècles.
A la fin du XIXème siècle, le talent d’un industriel zurichois ouvrit définitivement le Pilate au tourisme de masse. C’était l’époque des premiers petits trains de montagne et Eduard Locher eu l’idée, que beaucoup estimèrent «folle», de construire une ligne de chemin de fer jusqu’au sommet. Il conçu un système en principe simple (deux roues dentées à rotation horizontale) mais qui se révéla révolutionnaire au point d’être présenté à l’Exposition universelle de Paris.
Normalement, les roues d’une crémaillère sont verticales, explique Werner Kramer, responsable des ateliers du Pilate. «Notre train est le seul au monde à les avoir horizontales, ce qui garantit la traction et l’accrochage aux rails. Le système assure une meilleure stabilité et permet de franchir des pentes très raides.»
Environ 600 ouvriers ont œuvré à la construction des 4,6 km de la ligne qui touche une pente record de 48%. Parmi eux se trouvaient de nombreux Italiens qui avaient déjà travaillé sur le chantier ferroviaire du Gothard. La ligne fut achevée en 400 jours seulement et, le 4 juin 1889, le train effectua son premier transport de passagers.
Le succès fut immédiat. Malgré le prix exorbitant du trajet (10 francs, soit le salaire hebdomadaire d’un ouvrier) les billets se vendaient comme des petits pains. Durant les six premiers mois, la ligne enregistra 37’000 passagers, soit quatre fois plus que prévu.
Un train pour tous
Aujourd’hui aussi, malgré la journée maussade, le wagon conduit par Stephan Sigrist est complet Cependant, contrairement à un siècle en arrière, ce n’est plus seulement la haute bourgeoisie qui peut se permettre ce voyage panoramique. «Chinois, Japonais, Américains, Indiens, Européens… les touristes viennent du monde entier. La moitié de notre clientèle est étrangère, le reste suisse», explique le conducteur avant de se retourner pour contrôler les billets.
«C’est un des moments les plus dangereux du parcours», affirme Stephan Sigrist. Le train vient de passer au milieu des prés fleuris d’Alpnachstad et est entré dans une épaisse forêt de sapins. Une cinquantaine de mètres plus loin, il pénètre dans l’obscurité d’un étroit tunnel creusé dans la roche. «Je dois m’assurer que personne ne se penche par la fenêtre.»
Le conducteur âgé de 48 ans doit rappeler à l’ordre un touriste indien peu attentif avant de ralentir en faisant tourner le volant en bois. A mi-parcours, le tronçon qui traverse un pâturage alpin semble en fait presque plat. «Plat? Ici la pente est de 19%, ce qui semble peu. Mais il faut essayer de la faire à pied pour s’en rendre compte», dit-il d’un ton amusé.
Six fois par jour, Stephan Sigrist parcourt le trajet qui culmine à 2073 mètres d’altitude. Dans les deux sens. Un travail ennuyeux? «Pas du tout! J’observe la nature, les animaux et je me laisse surprendre par les conditions météo. Ce matin, au sommet, il y avait de la neige. Je suis redescendu et j’ai trouvé la pluie. Maintenant, il y a du soleil.» En hiver, lorsque la ligne est fermée en raison du danger d’avalanches, cet ex-employé postal travaille comme sauveteur sur les pistes de ski. «Toujours sur le Pilate bien sûr!»
Pièces originales
Lorsque la limite de la végétation est franchie, la «folie» visionnaire d’Eduard Locher se révèle: nous sommes face à une paroi rocheuse qui découragerait le plus intrépide des varappeurs. Et pourtant, une dent après l’autre, le train grimpe sans peine. Comme par le passé.
Une bonne partie de l’infrastructure ferroviaire est la même qu’il y a 125 ans et les wagons datent encore de 1937, année de l’électrification de la ligne, explique Werner Kramer. «Les fabricants de l’époque n’existent plus et nous devons produrie de nombreuses pièces de rechange dans nos ateliers.»
Une demi-heure environ après avoir quitté Alpnachstad, nous arrivons au sommet. Les touristes se dirigent en bon ordre vers la salle panoramique. «Voici le dragon», s’exclame Stephan Sigrist en pointant le doigt vers le haut. Sorti tout droit de la légende, l’animal mythologique se découpe sur le plafond en ciment de la gare et figure aussi sur le logo du chemin de fer. Qui passe la nuit dans un des deux hôtels du sommet peut entendre ses appels, assure le conducteur. «Ou peut-être ne s’agit-il que de chamois», ajoute-t-il ironiquement.
Les portes du wagon une fois refermées, Stephan Sigrist nous salue et se dirige vers l’autre petit train. Les passagers font la queue. Pour le chauffeur, c’est déjà l’heure de la descente.
Le Pilate en chiffres
Longueur du trajet: 4,6 km
Pente maximale: 48%
Dénivellation: 1635 mètres
Vitesse: entre 9 et 12 km/h
Portée maximale: 340 personnes à l’heure
Passagers: 357’162 en 2013
Coût: 1,9 million de francs
(Traduction de l’italien: Gemma d’Urso)
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