Une presse libre pour la paix dans les Grands-Lacs
Au Rwanda et dans la région des Grands-Lacs, les médias ont bien trop souvent servi de vecteur aux idéologies haineuses. Mise sur pied avec l’aide de la coopération suisse, une agence de presse lutte pour permettre aux citoyens d’accéder à une information de qualité.
Albert-Baudouin Twizeyimana est un homme déterminé, qui se bat pour faire avancer la liberté de la presse et la transparence des autorités dans son pays. Rédacteur en chef de Syfia Grands-Lacs au Rwanda, une agence de presse indépendante soutenue par plusieurs bailleurs internationaux, dont la Suisse, et correspondant pour BBC Afrique, le journaliste analyse les difficultés rencontrées par les médias dans son pays. Mais il souligne aussi le rôle positif que peut jouer la presse dans le long processus de réconciliation nationale. Entretien.
Albert-Baudouin Twizeyimana, journaliste rwandais
Les médias tendancieux tuent le droit des citoyens à disposer d’une information crédible.
swissinfo.ch: «Mieux informer pour mieux réconcilier», telle est la devise de Syfia Grands Lacs. Comment la presse peut-elle concrètement contribuer à la paix dans une région secouée par d’innombrables conflits?
Albert-Baudouin Twizeyimana: Nous avons adopté cette devise car nous croyons profondément qu’une bonne information permettra de mieux réconcilier les peuples qui ont été déchirés par les nombreuses guerres dans la région. Les gens qui ne se connaissent pas se considèrent comme des ennemis.
Que ce soit dans le domaine agricole, de l’éducation ou des droits de l’Homme, les Congolais, les Rwandais et les Burundais constatent par l’intermédiaire de nos articles qu’ils partagent souvent le même sort et qu’ils ne sont pas si différents les uns des autres. Les 80 journalistes qui constituent le réseau de Syfia Grands-Lacs s’efforcent de montrer au quotidien la réalité vécue par les citoyens de ces trois pays.
Le Rwanda figure en 156e position sur 179 pays dans le classement de la liberté de la presse 2011/2012 établi par Reporters sans frontières (RSF). Selon l’organisation de défense de la presse, le génocide a laissé de telles séquelles dans la société rwandaise que toute critique du gouvernement ou toute opinion qui s’écarte un tant soit peu de la ligne officielle est systématiquement taxée de «négationnisme» et rapidement réprimée.
Les autorités utilisent les lois sur «l’idéologie du génocide» et «le sectarisme» pour punir la liberté d’expression. La presse indépendante est soumise à de fortes pressions venues du sommet de l’Etat. Le président de la République, Paul Kagamé, figure depuis plusieurs années dans la liste des «prédateurs» de la liberté de la presse dénoncés par Reporters sans frontières.
En 2010, l’élection présidentielle à l’issue de laquelle Paul Kagamé a été réélu avec 93% des voix s’est tenue dans un climat exécrable pour la presse. Les deux principaux journaux de l’époque, bêtes noires du gouvernement, Umuseso et Umuvugizi, ont été suspendus. Plusieurs journalistes ont été condamnés à des peines de prison. Les autorités sont également fortement suspectées d’être impliquées dans l’assassinat du journaliste Jean-Léonard Rugambage, rédacteur en chef adjoint d’Umuvugizi.
swissinfo.ch: Qu’entendez-vous exactement par bonne information?
A-B.T.: La bonne information, c’est tout simplement refléter la vie quotidienne de nos concitoyens. Cela implique que nos journalistes soient en permanence sur le terrain, au contact des gens. Nous voulons être un contrepoids à tous les médias qui s’adonnent à la propagande et à la désinformation.
Au Rwanda, tout le monde garde en mémoire le rôle extrêmement négatif joué par la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) lors du génocide de 1994. Aujourd’hui encore, de nombreux médias de la région s’adonnent à la propagande, que ce soit en faveur ou en défaveur du gouvernement. Les médias tendancieux tuent l’information et le droit d’accès des citoyens à une information crédible. Pour permettre aux populations de la région de se rapprocher, il est essentiel que le journalisme reste neutre et non partisan.
swissinfo.ch: Est-il réellement possible de pratiquer un journalisme indépendant et neutre dans la région?
A-B.T.: Oui, c’est possible. Nos articles, qui sont traduits dans les langues locales, sont repris par des centaines de médias de la région, dans d’autres pays africains et même en Europe. Preuve de la renommée de Syfia Grands-Lacs, de nombreux journalistes souhaitent adhérer à notre réseau.
Le manque de ressources financières est toutefois un barrage important à l’indépendance de la presse. Les médias privés n’ont pratiquement aucune chance de trouver un modèle d’affaires viable sans soutien politique. Pour notre part, nous avons la chance de pouvoir compter sur le financement des bailleurs internationaux, dont l’Union européenne et la Suisse.
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swissinfo.ch: Y a-t-il des thématiques que vous refusez de traiter?
A-B.T.: Notre garde-fou consiste à ne pas nous mêler de sujets politiques trop «chauds» et partisans. Mais nous n’avons par ailleurs aucun tabou. Injustice, équité, parité, éducation, environnement: tous les thèmes dits de société trouvent une place dans notre agence. Il est vrai que ce n’est pas toujours facile d’en parler sans fâcher les dirigeants, puisque la politique intervient dans pratiquement tous les domaines de la vie quotidienne. De nombreux journalistes pratiquent l’autocensure pour ne pas s’attirer d’ennuis.
Nous restons vigilants et nous prenons garde de respecter rigoureusement l’éthique, la déontologie ainsi que les lois nationales. Avec certains de mes collègues, je participe régulièrement aux consultations concernant les changements législatifs qui touchent la presse rwandaise.
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swissinfo.ch: Quelles sont les principales difficultés rencontrées par vos journalistes sur le terrain?
A-B.T.: L’accès à l’information reste encore aujourd’hui le principal défi pour les journalistes de la région, notamment au Rwanda. Lorsque un paysan constate qu’un responsable politique refuse de répondre à un journaliste, il va en faire de même. L’autre difficulté est d’ordre financier. De nombreux médias ne peuvent tout simplement pas envoyer des journalistes sur le terrain pour vérifier l’information.
Par ailleurs, les professionnels des médias manquent cruellement de formation et n’ont souvent même pas intégré les prérequis de base. La qualité globale du journalisme au Rwanda est très moyenne en comparaison aux pays voisins, je pense au Kenya, à la Tanzanie ou à l’Ouganda, qui disposent d’un plus grand espace pour exercer leur métier.
swissinfo.ch: Faut-il être un peu inconscient pour pratiquer le métier de journaliste au Rwanda?
A-B.T.: Pratiquer notre métier au Rwanda n’est pas plus risqué que dans beaucoup d’autres endroits du globe. Lorsque le journaliste est convaincu par ce qu’il fait, il n’a pas peur. L’essentiel, c’est d’être honnête avec soi-même et fidèle à ses sources. Et je fais de la liberté de presse un combat personnel. Car pour que le journaliste puisse changer le monde, il doit pouvoir être libre.
Syfia Grands Lacs produit 5 à 10 articles par semaine, axés sur la réalité quotidienne des habitants du Rwanda, de la République démocratique du Congo (RDC) et du Burundi.
Ces articles de terrain doivent permettre de favoriser la réconciliation entre les populations des différents pays, d’accompagner les processus démocratiques, la mise en place de l’Etat de droit et encourager les initiatives positives.
Ils sont diffusés à plus de 100 journaux et 300 radios des trois pays qui les reprennent largement. Deux journaux sont aussi publiés, l’un en RDC, tiré à 4500 exemplaires et distribué ou vendu dans tout le pays, l’autre au Burundi (850 exemplaires).
Les articles sont également diffusés aux journaux européens qui disposent ainsi d’une information originale de première main sur ces pays.
Syfia Grands Lacs apporte aux correspondants de l’agence une formation pratique et à long terme aux techniques du journalisme et à la déontologie. L’éthique et la responsabilité sociale du journaliste sont au cœur de cette formation.
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