«Attention elle est suisse, elle a dû mettre des lingots d’or dans le coffre»
Journaliste à la Radio Télévision Suisse (RTS), Caroline Stevan publie «BlaBlaCar, la France et moi». Elle y raconte ses expériences de voyage dans l’Hexagone, vécues il y a deux ans en covoiturage. Un livre de témoignages et de réflexions sociales sur nos voisins français. Entretien.
En juin 2018, Caroline Stevan, journaliste suisse à la RTS de mère française, entreprend un voyage de 15 jours à travers la France. Elle y a fait autrefois ses études (sciences politiques et journalisme) et elle souhaite «redécouvrir» ce pays qu’elle a connu également enfant, lors de séjours chez ses grands-parents maternels. Son moyen de transport? BlaBlaCar, une société de covoiturage «fondée sur la confiance». Manière efficace pour connaître les gens, la France qu’ils portent en eux, leur opinion sur ces voisins suisses que l’on envie pour leur qualité de vie, et redoute pour leur côté «flic».
La voilà donc partie de Lausanne où elle habite, direction Montpellier, première étape d’un road-trip qu’elle renouvellera en février 2019 au moment de la crise des gilets jaunes. Durant ses deux voyages, Caroline Stevan reste à l’écoute de cette France moyenne qu’elle côtoie de très près, serrée parfois dans de petites voitures. Chaque soir dans son hôtel, elle rédige ses notes qui disent succinctement ce qu’elle a vu et entendu durant la journée. Plus tard, elle développera amplement ses réflexions qui donneront lieu à son livre «BlaBlaCar, la France et moiLien externe», publié chez Helvetiq. Entretien.
swissinfo.ch: Était-ce pour renouer avec vos origines familiales ou pour établir un parallèle entre la Suisse et la France que vous avez écrit ce livre?
Caroline Stevan: Il est vrai que j’ai en France des liens familiaux et amicaux. Mais je souhaitais sortir de cette sphère personnelle pour découvrir une autre France, celle de la diversité sociale. BlaBlaCar s’est donc imposé à moi comme un bon moyen pour réaliser mon but Disons que le «parallèle» est venu au fil de mon voyage et des questions que mes compagnons de route me posaient.
Vous rapportez les propos de vos compagnons, mais à les écouter on a l’impression qu’il y a peu de points communs entre les deux pays. Sont soulevées plutôt les différences. Vrai ou faux?
Disons que mes covoitureurs portaient surtout un intérêt au système politique suisse. Mais il n’y a pas que les différences. Les discussions étaient également axées sur les ressemblances. Il ne faut pas oublier que la Suisse romande et la France ont en commun la langue et la culture.
À propos de culture, vous relevez le dynamisme mieux réparti en Suisse qu’en France, où (presque) tout se concentre à Paris…
On sait très bien que pour se faire connaître en France, un artiste doit «monter à Paris». Ce qui n’est pas le cas chez nous. Prenez une ville française qui soit l’équivalent de Lausanne par exemple, vous constatez qu’elle possède nettement moins de musées ou de théâtres que la capitale vaudoise. La centralisation n’existe pas en Suisse. C’est une force.
Revenons au système politique suisse dont vous parliez. Avez-vous eu le sentiment que vos compagnons de voyage avaient à ce sujet des a priori?
Comme ils connaissaient peu notre système politique, ils ont donc souhaité en apprendre davantage. On me posait beaucoup de questions sur le fonctionnement du pays. Mais bon, la méconnaissance n’empêche pas les a priori, que traduisent les blagues sur notre richesse par exemple. Lors de l’un des trajets, on m’a lancé «Attention elle est suisse, elle a dû mettre des lingots d’or dans le coffre».
Vous savez, les préjugés touchent à tous les domaines. La Suisse est également perçue comme un pays peuplé de gens âgés, et même un pays extrêmement fermé et raciste. J’ai dû expliquer à mes covoitureurs que dans des villes comme Genève et Lausanne le taux d’étrangers est très élevé. Ils étaient très surpris.
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Il y a en Suisse «une soumission au consensus», vous dit-on. Vus par les Français frondeurs, les Helvètes sont-ils simplement obéissants?
Je ne pense pas qu’il y ait dans cette remarque une part de critique négative. J’y vois plutôt une sorte d’admiration pour notre capacité à nous entendre malgré nos quatre langues et cultures, mais aussi à composer avec nos différentes formations politiques, sans nous écharper ou nous donner en spectacle. Je crois que les Français sont un peu fatigués par les passes d’armes de leurs politiciens et par cette joute permanente.
Avez-vous eu le sentiment que l’on vous enviait la Suisse?
Oui, dans ce sens où les Français savent qu’il existe chez nous un très haut niveau de vie, et une qualité qui va avec. Ce qui n’empêche pas la pauvreté, soit dit en passant. Notre système politique, même méconnu, suscite lui aussi une envie dans la mesure où la Suisse est vue comme un pays pragmatique et efficace. Mais pour autant, je n’ai pas eu le sentiment que les personnes avec lesquelles je discutais allaient tout d’un coup quitter la France pour venir s’installer ici.
Chaque pays a ses icônes. On aurait imaginé que Guillaume Tell en serait une. Mais pour l’un de vos covoitureurs, «la gloire suisse» est Nicolas Fraisse, qui pratique la «décorporation» (sortir de son corps). Plutôt insolite?
Oui. Mais notez que mes compagnons de route ne savaient pas non plus qui était le Président de la Confédération. On ne va pas pour autant jeter la pierre aux Français, surtout qu’il arrive même à des Suisses de ne pas savoir qui est leur président.
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Revenons aux choses sérieuses. La dernière partie de votre livre est consacrée aux gilets jaunes, présents sur de très nombreux ronds-points croisés lors de vos trajets. Qu’en retenez-vous?
L’attitude des Français: ils se montraient bienveillants. Mais j’ai fini par comprendre qu’il s’agissait là d’encouragements de façade: on salue les manifestants et on passe. Il faut dire qu’un gouffre immense sépare les gilets jaunes et l’autre partie de la population avec laquelle je voyageais. Deux mondes qui ne se connaissent pas; deux sociétés qui restent étrangères l’une à l’autre. On sentait le pays divisé, la crise ayant accentué les clivages.
BlaBlaCar, un très bon moyen de découverte à vos yeux, existe dans 22 pays du monde, dites-vous, mais pas en Suisse. Pourquoi?
Parce que sa mise en place demanderait beaucoup d’efforts et d’investissements, alors que BlaBlaCar existe dans les pays limitrophes et permet ainsi à la Suisse d’être traversée en permanence par des covoitureurs. Ce moyen de transport est-il donc vraiment nécessaire à notre pays, très bien relié par un réseau ferroviaire dense?
À cela s’ajoute le côté individualiste des Suisses: l’idée de partage et de convivialité répandue en France est moins observée chez nous. C’est du moins ce que je pense.
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