«La honte est en train de changer de camp»
La comédienne fribourgeoise Yvette Théraulaz crée en Suisse romande «Histoires d’Ils», un spectacle musical dans lequel elle raconte ses souvenirs de femme aimée et bousculée. Arrimées à l’actualité de la violence sexiste et sexuelle, ces «Histoires» intimes touchent à l’universel. Entretien.
Il y a dix ans, Yvette Théraulaz interprétait «Histoires d’Elles», un spectacle émaillé de chansons dans lequel elle se souvenait de sa mère et racontait à travers elle «la lente émancipation des femmes». Grande dame du théâtre suisse, lauréate en 2013 de l’Anneau Hans Reinhart, Yvette Théraulaz est non seulement une des meilleures comédiennes de ce pays, mais une de ses voix les plus vibrantes pour la lutte contre l’inégalité des sexes.
Après «Histoires d’Elles», voici donc aujourd’hui «Histoires d’Ils», spectacle musical, là aussi, que la comédienne donne jusqu’à fin mars à l’occasion d’une grande tournée romande. À ses côtés, le pianiste lausannois Lee Maddeford, son complice au théâtre depuis longtemps.
Lee Maddeford fait partie des «Il » du titre, ces hommes qui ont accompagné Yvette Théraulaz pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur s’incarne ici dans les relations vécues avec le père, le fils et les amis qui l’ont véritablement aimé. Le pire s’apparente au mal causé par les prédateurs qui l’ont bousculée.
Arrimé à l’actualité sociale, entre autres, le spectacle pose la question de la violence sexiste et sexuelle qui, à chaque révélation, produit un effet de souffle. Après l’affaire Weinstein aux États-Unis et l’émergence du mouvement #MeToo qui lui est lié, il y eut en France très récemment une autre affaire, celle-ci résultant de la parution du roman explosif de Vanessa Springora, «Le Consentement». L’autrice y raconte sa relation sous emprise, à l’âge de 14 ans, avec l’écrivain français Gabriel Matzneff, de 40 ans son aîné.
Ces drames de vie revêtent aujourd’hui un sens universel. C’est que l’abus de pouvoir concerne tout un chacun. Yvette Théraulaz le sait, mais ses chansons allègent le poids du mal.
L’une des scènes que vous racontez et que vous avez vous-même vécue, rappelle cruellement «Le Consentement» de Vanessa Springora. L’avez-vous écrite après la parution de ce roman en janvier dernier?
Yvette Théraulaz: Ah non! Je l’ai écrite il y a presque deux ans. Vous savez, ça fait longtemps que je travaille mon texte. Si je suis revenue sur cette gamine de 14 ans que je fus et qui a été harcelée par son prof de 45 ans, c’est pour me libérer d’un souvenir traumatisant. J’étais alors élève au Conservatoire d’art dramatique de Lausanne. Mais il n’y a pas que cette histoire. Plus tard, très jeune comédienne, j’ai été confrontée à un metteur en scène romand… Bref, avec les années, on a tendance à revisiter son passé, aussi douloureux soit-il. J’avoue que dans Histoires d’Ils s’opère un dégel de ma propre parole.
«Si je suis revenue sur cette gamine de 14 ans que je fus et qui a été harcelée par son prof de 45 ans, c’est pour me libérer d’un souvenir traumatisant»
Le mouvement MeToo, que vous évoquez, fut-il un déclencheur pour vous?
Oui, mais pas seulement pour moi. Vous parlez de Springora, il y a eu également le témoignage saisissant de l’actrice française Adèle Haenel elle aussi « sous emprise » et harcelée, adolescente, par un cinéaste, Christophe Ruggia. Enfin, des femmes parlent! La violence sexiste et sexuelle était hélas acceptée jusqu’à récemment comme un fait ou acte normal faisant partie intégrante de la personnalité masculine. Longtemps, les femmes qui en étaient victimes ont eu honte d’en parler, moi la première. J’ai souvent culpabilisé, pensant que j’avais forcément quelque chose de faux dans mon comportement avec les hommes. Or, la honte est en train de changer de camp.
Les femmes ne sont pas assez solidaires entre elles, observez-vous. Pourquoi?
Parce que certaines ont peur de déplaire aux hommes, c’est du moins ce que je pense. En amont du spectacle, j’ai mené un travail de recherche et interrogé beaucoup de personnes des deux sexes. Il y a par exemple une comédienne qui s’est étonnée: «Mais qu’est-ce que vous racontez à propos du harcèlement, ça ne m’est jamais arrivé, moi je suis forte!». Est-elle sincère? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que le sexisme demeure un conditionnement culturel. Nous vivons toujours dans une société à domination masculine. Il faut du temps pour s’émanciper, sans pour autant tomber dans une chasse aux sorcières qui serait contre-productive.
>> Regarder l’émission de la RTS «Toute une vie» avec Yvette Théraulaz
Vous rapportez justement des témoignages d’hommes déroutés…
Oui, c’est vrai. Mais bon, je n’ai pas envie de les tranquilliser, je souhaite juste les alerter. Il faut qu’ils se remettent en question, comme les femmes le font. C’est nécessaire et même salutaire. Il y a eu trop longtemps une omerta sur la question de la misogynie violente.
Est-il vrai, comme vous le dites, que la Suisse est l’un des pays les plus violents d’Europe en matière d’antiféminisme?
Oui, la Suisse n’est pas bien notée quant à la question de la prédation sexuelle. Les stéréotypes sur la place de la femme en société ou dans la vie conjugale demeurent extrêmement vivants.
«Je cite dans le spectacle l’exemple de certains rappeurs écoutés par des milliers de jeunes. La violence de leurs chansons est inouïe. Je trouve qu’ils contaminent l’ADN social»
Les pères. Vous parlez du vôtre. N’écrivent-ils pas le destin de leurs filles?
Sans doute, oui. Mon père, très bon, très digne, était néanmoins un homme du passé. Il considérait une femme qui fume comme perdue. Ce que j’entreprenais, il ne le comprenait pas toujours. Mais je ne lui en veux pas du tout. Il a fait ce qu’il a pu avec les moyens dont il disposait. Ceci dit, le regard qu’une mère pose sur sa fille est tout aussi important. La mienne était soumise, elle n’a jamais réclamé le droit de vote par exemple.
La soumission est-elle une forme de reddition?
À l’âge de 14 ans, oui, car alors on n’a pas les armes pour se battre. Je pense aujourd’hui aux adolescentes manipulées qui ne comprennent pas ce qui leur arrive. Elles sont en quelque sorte victimes de la propagation virale sur Internet. Je cite dans le spectacle l’exemple de certains rappeurs écoutés par des milliers de jeunes. La violence de leurs chansons est inouïe. Je trouve qu’ils contaminent l’ADN social.
Un spectacle ou un livre peuvent-ils changer la société?
C’est ce que je souhaite. En tout cas, j’ai eu des échos très favorables de la part du public masculin. Je craignais que les hommes ne trouvent ma charge agressive. Or le soir de la première, certains spectateurs sont venus me voir, émus. J’étais troublée.
Faut-il croire, comme vous l’affirmez, que «des siècles de patriarcat sont en train de se fissurer»?
Disons qu’il y a aujourd’hui une accélération dans la fissure. J’ose espérer que nous allons vers des jours meilleurs.
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