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«Tous les Suisses devraient émigrer une fois dans leur vie»

Walter Leimgruber regrette que les politique suisses écoutent trop facilement "des habitants des Alpes qui ont peur d’un monde qu’ils n’ont jamais vu". Keystone

La Suisse doit s’intéresser à ses émigrants, car ils disposent d’une grande compétence et d’un savoir local que la politique et l’économie du pays pourraient utiliser. C’est l’avis du professeur Walter Leimgruber, président de la Commission fédérale des migrations, qui l’a dit dans une interview au quotidien «Neue Zürcher Zeitung».

NZZ: Monsieur Leimgruber, chaque année, on voit de plus en plus de Suissesses et de Suisses émigrer. Pourquoi?

Walter Leimgruber: Avant, on émigrait parce qu’on devait le faire. On était pauvre, et la seule possibilité de se construire une vie, c’était de partir à l’étranger. Globalement, c’est encore aujourd’hui la principale cause de migration. Mais il y a aussi toujours eu des gens qui partaient parce qu’ils étaient tombés amoureux, ou parce qu’ils cherchaient un défi. Ces personnes considèrent la vie comme un projet. Et ils font le constat suivant: en Suisse, on peut certes faire beaucoup de choses, mais il y a une limite claire.

Beaucoup d’émigrants ont entre 20 et 35 ans et sont très bien formés. Ils se disent: «je veux un défi, pour lequel je devrai engager tout ce que j’ai». En Suisse, cela leur permet d’atteindre le niveau hiérarchique suivant, mais ils ne pourront pas atteindre quelque chose de vraiment fou, nouveau, révolutionnaire. C’est pourquoi ils cherchent des pays où cela sera possible. Ce sont les pays d’émigration classiques comme les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle Zélande – mais ils vont aussi dans des pays émergents, comme la Chine.

NZZ: Avez-vous le sentiment qu’il se passe plus de choses là-bas qu’ici?

W.L.: Certainement. Ils veulent faire partie d’une nouvelle dynamique. Et cette dynamique leur manque en Suisse.

NZZ: Un émigrant a aussi tendance à fuir une certaine apathie de la prospérité?

W.L.: Oui. Les gens qui veulent accomplir quelque chose de spécial ne trouvent pas la possibilité de le faire en Suisse. Ils racontent toujours la même histoire: quand tu veux mettre quelque chose en œuvre en Suisse et que tu échoues, tu entends systématiquement la même phrase: «Mais je t’avais bien dit que ça ne marcherait pas».

Walter Leimgruber est directeur de l’institut d’anthropologie culturelle et ethnologie européenne à l’Université de Bâle et président de la Commission fédérale des migrationsLien externe.

NZZ: La Suisse aurait-elle un problème?

W.L.: La Suisse a un problème pour garder les personnes les plus audacieuses, les plus créatives, les plus entreprenantes. Les émigrants avec lesquels nous avons parlé dans le cadre d’un projet du Fonds national sont des gens avec une saine confiance en eux, qui aiment les risques, sont curieux et ouverts – soit exactement les capacités dont la société et l’économie ont besoin. Ils sont reconnaissants envers la Suisse de leur avoir fourni une bonne formation à relativement bon marché, mais ils se heurtent ici à un plafond de verre. Ils disent: «ce n’est pas la société dans laquelle nous voulons vivre».

NZZ: Est-ce que ces émigrants chercheraient la possibilité d’échouer?

W.L.: Presque tous ont déjà échoué une fois. Les émigrants se battent souvent durement et travaillent en général plus qu’en Suisse, pour moins d’argent et de sécurité sociale. Souvent, leurs idées échouent une ou deux fois, mais ils obtiennent aussi beaucoup d’encouragements de leur environnement. Et ils se relèvent.

NZZ: Pour être juste, ne devrait-on pas rappeler aussi que les Suisses peuvent se permettre d’émigrer, parce qu’ils ont toujours la possibilité de rentrer dans un des pays les plus riches du monde, avec un bon filet de sécurité sociale?

W.L.: Naturellement, il s’agit d’une migration privilégiée, et nombreux sont ceux qui rentrent. Mais la migration a aussi changé. On tente simplement une fois le coup. Il y a ce que l’on nomme la migration en cascade, on essaie dans un pays, puis on va dans un autre. Il y a aussi de plus en plus de migration pendulaire, avec des gens qui ont deux jobs dans deux pays. Le plus fou de ce que j’ai vu, c’était un prof de ski qui exerçait son métier en hiver ici et en été en Nouvelle-Zélande. 

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NZZ: Quelles sont les raisons qui font que l’on rentre en Suisse?

W.L.: Il y a deux raisons principales. D’une part, les coûts élevés de la formation pour les enfants, une formation supérieure est souvent extrêmement chère. Et d’autre part, la Suisse est agréable quand on vieillit: c’est calme, les services sont bons et la couverture médicale est excellente.

NZZ: Pourrait-on dire que le leitmotiv des émigrants et un plus grand besoin d’individualisme?

W.L.: Il s’agit de réalisation de soi. On veut faire le plus possible de sa vie. C’est certainement aussi de l’égoïsme, mais c’est un égoïsme qui profite à beaucoup d’autres personnes. Ces gens accomplissent assurément quelque chose, aussi du point de vue économique.

NZZ: Beaucoup de ces émigrants sont des nomades modernes, qui vont de ville en ville, de pays en pays, et leur ancrage politique et idéologique est souvent faible. Sont-ils adaptés à un monde organisé en Etats nationaux?

W.L.: Ce qui est nouveau, c’est que la migration se passe sur de beaucoup plus grandes distances et bien plus souvent. Mais si on regarde dans l’histoire, il y a toujours eu beaucoup de personnes constamment en mouvement: les artisans, les commerçants, les banquiers, les mercenaires, les pauvres. Mais notre vision de l’histoire marquée par l’Etat nation se caractérise par l’idée que la sédentarité serait la norme et la migration un problème. En fait, la réalité a toujours été différente, et l’Etat comme la société ont toujours de la peine à se faire à cette réalité.

NZZ: Aujourd’hui, chaque petite et moyenne entreprise (PME) doit être implantée globalement…

W.L.: Exactement. Mais la société n’est simplement pas prête à cela, comme le montrent les développements politiques actuels. Mais le fait est qu’il y a de moins en moins de gens qui peuvent dire «je suis Suisse et j’habite en Suisse». De plus en plus de gens ont deux, voire trois passeports. Les formes d’appartenance se modifient. Et cela fait visiblement peur aux sociétés et aux gouvernements nationaux. C’est pour cela que les sédentaires décident de l’orientation politique, car ils ont peur d’être submergés par ceux qui sont mobiles. On le voit bien en Suisse. Les entreprises ont beaucoup de peine à trouver des Suisses qui partent dans le monde pour elles. Elles prennent donc des collaborateurs à l’étranger pour le faire, ce qui fait que ceux qui restent ont à leur tour peur pour leur job.

NZZ: Y-a-t-il une solution?

W.L.: Il faudrait peut-être admettre que tous les Suisses devraient émigrer une fois dans leur vie, justement dans leurs jeunes années; mais pas définitivement. Ainsi, on gagne de nouvelles compétences, dans d’autres langues et d’autres cultures. Malheureusement, ce n’est encore qu’une minorité qui fait cela. Mais justement, pour un pays riche comme la Suisse, ce serait une possibilité de s’armer pour l’avenir.

NZZ: Ce que vous avancez ici se fonde sur une base de données limitée. Avec vos étudiants, vous avez certes interrogé de nombreuses personnes, mais il n’existe pas d’étude représentative sur les motifs des émigrants. Pourquoi?

W.L.: La Suisse ne s’est jamais intéressée à ses émigrés – et pas davantage du point de vue statistique. Ceci a à voir avec la croyance qu’un bon citoyen est un citoyen sédentaire. Et nous sommes le pays le plus riche du monde, dont personne n’a envie de partir. Pour certains, un émigrant est un traître à la patrie. Au lieu de cela, nous avons depuis la fin du 19e siècle un discours sur l’immigration. Mais l’émigration est niée, également politiquement.

NZZ: Pourquoi la politique devrait-elle s’intéresser à l’émigration?

W.L.: Parce qu’elle concerne vraiment beaucoup de gens. Plus de 700’000 Suisses vivent à l’étranger. Les immigrés avec lesquels j’ai parlé disent: «la Suisse officielle ne s’intéresse pas à nous». Peut-être que l’ambassade allume une fois un feu au 1er août et distribue quelques cervelas. Mais il serait utile de faire du réseautage avec ces personnes. Elles disposent d’un immense savoir-faire, avant tout d’un savoir local, qui pourrait servir à la politique et à l’économie suisses. Mais justement: la politique d’ici écoute plus volontiers des habitants des Alpes qui ont peur d’un monde qu’ils n’ont jamais vu.

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(Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez)

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