Le désastre environnemental du circuit de la fripe
La Suisse récolte près de 65'000 tonnes de vêtements usagés par année. Le commerce de seconde main est devenu un business juteux pour les acteurs de l’industrie, qui exportent près de la moitié de ces habits à l’étranger. Souvent de mauvaise qualité, ces tissus ne peuvent être revendus dans le marché local, causant des problèmes environnementaux et sanitaires majeurs. L’enquête de la RTS au Kenya.
La fripe, de la Suisse à l’Afrique
Les Suisses ont doublé leur consommation de vêtements en une décennie: chaque année, près de 20 kilos de textile sont achetés par personne.
Jamais la société n’aura vécu dans une telle surabondance d’habits. Couplées à cette boulimie vestimentaire, les dérives de la fast fashion participent à doper ce phénomène. En moyenne, de grandes enseignes comme Zara ou H&M renouvellent leurs collections toutes les trois semainesLien externe. Une rapidité qui induit une baisse de la qualité, pour un vêtement vendu à un prix toujours plus bas.
Environ 65’000 tonnes de vêtements de seconde main sont récoltées chaque année en Suisse, selon Texaid.
Quand ils ne sont pas jetés à la poubelle, la plupart des habits qui ne sont plus portés en Suisse sont donnés aux entreprises de collecte, via un réseau de bennes réparties dans les cantons. En quelques années, la récupération et le commerce de seconde main sont devenus un marché international juteux pour les acteurs du secteur.
Un exemple avec Texaid, l’un des leaders mondiaux du recyclage textile en Europe. Basée à Shattdorf en Suisse, l’entreprise a généré un chiffre d’affaires de près de 97,2 millions de francs en 2018 (dernier rapport en date). Elle a collecté près de 36’000 tonnes d’habits en Suisse, 80’000 tonnes en Europe pour la même année. D’autres firmes sont actives dans le secteur, à l’instar de Tell-Tex ou Caritas Suisse.
Que se passe-t-il après la collecte?
En ce qui concerne Texaid, les vêtements sont acheminés et triés dans des filières situées en Allemagne, en Bulgarie et en Hongrie. Les tissus trop abîmés pour être vendus sont recyclés en chiffons ou isolants. Le reste finit par être incinéré dans les pays où ils sont triés.
Une fois cette étape passée, une grande partie est revendue à l’étranger. Selon le directeur de Texaid Martin Boëschen, 50% de la collecte européenne est exportée, principalement en Asie et en Afrique.
Parmi les acheteurs on trouve le Kenya, l’un des plus grands importateurs de seconde main d’Afrique, où 185’000 tonnes de «mitumbas» (fripes en swahili) transitent chaque année.
Acteur économique majeur pour le pays, ce commerce est aussi accusé d’être un désastre environnemental selon plusieurs ONGLien externe. Malgré le tri effectué en amont, beaucoup de vêtements sont trop abîmés pour être revendus dans le circuit local. Ils finissent par être jetés ou brûlés dans des décharges à ciel ouvert, notamment dans la capitale Nairobi.
Parmi les plus gros exportateurs figurent beaucoup de pays européens, même si le marché reste dominé par la Chine. Petit pays, la Suisse figure tout de même à la 22ème place du classement, selon un rapportLien externe des statistiques du commerce pour le développement international des entreprises.
La face cachée de la montagne textile
À Nairobi, difficile de se frayer un chemin dans le dédale tentaculaire du marché de Gikomba. Plus grand carrefour de mitumbas d’Afrique de l’Est, des milliers d’habitants s’y pressent chaque jour pour y faire de bonnes affaires.
Chebet, la trentaine, est venue acheter des pulls pour ses enfants. «Tout le monde aime faire les fripes ici. Ce n’est pas cher et on trouve vraiment de tout», témoigne-t-elle. Selon les associations actives sur place, près de 90% des Kényans s’habillent exclusivement en articles de seconde main.
C’est que l’offre est gargantuesque: jeans et baskets par milliers, marques de luxe, veste en cuir… Les étals de vêtements s’étendent à perte de vue dans une ambiance chaotique. Le marché est tellement grand qu’il est quadrillé en secteurs spécifiques, comme une allée dédiée uniquement aux couleurs du football anglais.
«Les prix sont tellement bon marché qu’il est presque ridicule de marchander», lance un vendeur devant une pile de maillots Manchester United. La majorité des pièces sont vendues entre 100 et 300 shillings, l’équivalent de 80 centimes à 2 francs suisses.
Baisse de la qualité
Une quantité qui ne rime pas forcément avec qualité. Amos Mutiso travaille au marché depuis plus de 15 ans. Il achète en moyenne trois ballots de mitumbas par jour, pesant 45 kilos chacun. Il n’a aucune idée de ce qu’il va découvrir avant d’ouvrir ses sacs.
«Avant, je pouvais me faire entre 2000 et 3000 shillings en une journée (environ 25 francs suisses). Aujourd’hui je me fais cette somme en une semaine, car trop de pièces sont invendables.» Il pointe du doigt une veste en jeans complètement déchirée sur le côté. «Regardez ce trou… personne ne veut acheter ça!»
Il poursuit: «Il faut que les exportateurs fassent un meilleur tri en amont pour nous envoyer des habits de qualité. C’était un commerce qui faisait vivre beaucoup de monde. Maintenant le business est devenu peu rentable à cause des déchets textiles.»
Environ 30 à 40% des habits importés au Kenya sont invendablesLien externe. Ils finissent par être jetés dans des décharges ou dans la nature, notamment dans la rivière Nairobi qui s’écoule à travers le marché. Difficile d’y voir le fond, tant les vêtements s’amoncellent dans le cours d’eau.
Interrogé sur le sujet, Texaid affirme que le pays fait partie de leur marché d’exportation, mais que la quantité envoyée reste minime (90 tonnes pour l’année 2021).
Son directeur Martin Boëschen assure que les habits exportés par l’entreprise sont soumis à un strict contrôle. «Le processus de tri est standardisé suivant les réglementations européennes sur le transfert des déchets. Selon cette loi, il est interdit d’exporter des détritus vers des pays non-membres de l’OCDE sans l’autorisation préalable des pays destinataires», explique-t-il.
«Près de 300 critères sont appliqués afin de garantir un traitement du vêtement qui soit le plus écologique possible. Texaid respecte la loi et exporte des habits d’occasion uniquement de bonne qualité. Nous ne prendrons pas d’autres positions sur la question», conclut ce dernier.
Décharge de la fast fashion
Comment expliquer qu’une telle quantité de déchets textiles se retrouve au Kenya? À l’instar de Texaid, nombreuses sont les entreprises de collecte qui opèrent en Europe et à l’international. Difficile de vérifier si elles respectent les réglementations en vigueur.
«La vérité, c’est que le Kenya est devenu la décharge de la fast fashion.»
Alex Musembi est le fondateur d’Africa Collects Textiles, une organisation qui milite contre les déchets textiles. Pour lui, il est certain que la faute revient aux pays exportateurs, peu regardants sur la qualité envoyée. «Nous ne sommes pas une poubelle. C’est aux Européens de trouver une solution pour mieux recycler les habits dans leurs propres pays. Ils doivent aussi réfléchir à une véritable économie circulaire et consommer moins», explique-t-il avec agacement.
Il ajoute: «C’est aussi un problème global. La fast fashion doit sortir de sa logique de profits pour commencer à élaborer des vêtements issus de matériaux durables. Trop d’habits sont fabriqués avec des microplastiques, désastreux pour l’environnement.»
Africa Collects Textiles recycle les textiles invendables en sacs à dos ou articles de décoration comme des housses de coussin ou des tapis. Mais la quantité envoyée reste trop importante pour réussir à régler ce fléau.
«Les Suisses pensent que donner des habits est une bonne action, que ces dons aident l’Afrique, sans en comprendre l’impact à long terme. La vérité, c’est que le Kenya est devenu la décharge de la fast fashion.»
>> Le reportage du 19h30 de la RTS:
Dans l’enfer de la décharge de Dandora
Les charognards planent entre les volutes de fumées âcres, attirés par l’odeur de putréfaction. Les essaims de mouches s’acharnent sur une carcasse de vache qui gît au milieu des déjections humaines et les montagnes de déchets. L’air y est irrespirable, le paysage quasiment apocalyptique.
Située à 8 km de Nairobi, Dandora est la plus grande décharge d’Afrique de l’Est. Plus de 2000 tonnes de déchets y sont déversées et brûlées chaque jour, sur une surface équivalente à 62 terrains de football.
Selon Africa Collects Textiles, près de 20 millions de kilos de vêtements usagés atterrissent sur le site chaque année, dont beaucoup proviennent du marché de Gikomba.
Ouverte en 1977 avec des fonds de la Banque mondiale, Dandora devait être une décharge exemplaire. Quarante ans plus tard, alors que le gouvernement l’a déclarée «danger sanitaire grave», elle continue de croître hors de tout contrôle.
Déchets ménagers, médicaux, industriels et textiles… Le site est devenu aujourd’hui un canyon d’immondices entouré d’immeubles, de commerces et d’écoles. Porcs et chèvres, adultes et enfants se ruent chaque jour au milieu des détritus, pour récupérer ce qui peut être revendu.
>> La vidéo de la RTS à Dandora:
Impact environnemental
L’environnementaliste Evans Otieno est né et a grandi dans le bidonville. Depuis des années, il assiste à l’amoncellement, toujours plus important, de cette montagne textile. «Les gens viennent trier les matériaux qui ont de la valeur et peuvent être revendus comme le métal, le verre ou le plastique. D’autres matières, comme les vêtements, ne peuvent pas être recyclées. Il manque d’infrastructures adaptées pour les éliminer alors on les brûle ici», détaille-t-il.
Des feux qui ont un grave impact sur l’environnement. «Beaucoup de fibres utilisées dans l’industrie textile, comme le polyester, sont synthétiques. Elles sont composées de plastique à base de pétrole qui ne peuvent se biodégrader. L’air, le sol et l’eau finissent par être contaminés par ces toxines. Les déchets brûlés libèrent aussi du méthane et du dioxyde de carbone, gaz à effet de serre nocif pour le climat», ajoute-t-il.
La rivière Nairobi traverse la décharge. Le cours d’eau contaminé emporte l’eau souillée en aval, sur des terrains cultivés pour le bétail ou l’alimentation.
Désastre sanitaire
En octobre 2007, le Programme des Nations unies pour l’environnement avait déjà publié une étudeLien externe alarmante sur le site de Dandora. Des examens pratiqués sur plus de 300 enfants vivant à proximité de la décharge ont révélé la concentration excessive de plomb dans le sang sur la majorité d’entre eux, ainsi qu’une forte prévalence de maladies chroniques respiratoires.
D’autres analyses ont démontré la présence de métaux lourds comme le cadmium ou le mercure. «Nous avons aussi retrouvé des fibres microplastiques en effectuant des bronchoscopies sur des patients», explique le pneumologue Juma Bwika, médecin pratiquant à l’hôpital Aga Khan à Nairobi. «L’air inhalé peut provoquer de l’asthme, des bronchites chroniques et des cancers du poumon. Ces maladies touchent essentiellement les personnes vivant dans les bidonvilles à proximité de Dandora», détaille-t-il.
On estime que ce désastre sanitaire toucherait près de 900’000 habitants de Nairobi. Paradoxalement, ce sont les personnes pauvres et qui polluent le moins qui sont le plus affectées par ce dépotoir.
Mettre ses vêtements abîmés dans une benne en Suisse est loin d’être un geste vert. En exportant ses tissus usagés, l’Europe externalise ses problèmes de surconsommation dans des pays manquant d’infrastructures pour gérer ces déchets. La réalité du terrain met en évidence le coût social et écologique du commerce de la seconde main.
Symbole de cette dérive, Dandora constitue un désastre environnemental et sanitaire pour les populations locales. Une réalité loin des promesses d’une mode éthique et circulaire, soutenues par l’industrie de la fast fashion.
Ce reportage a été réalisé avec le soutien d’En Quête d’Ailleurs (EQDALien externe), un programme d’échange de journalistes entre la Suisse et des pays dits du Sud auquel a également participé swissinfo.ch:
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