Le bilinguisme biennois doit inspirer la francophonie
A Bienne, le bilinguisme est vécu au quotidien et largement accepté par ses habitants, qu’ils soient germanophones ou francophones. Un modèle d’ouverture et de diversité dont le monde francophone aurait beaucoup à apprendre, estime le linguiste Daniel Elmiger.
Dans le vétuste Stade de Glace de Bienne, les partisans encouragent leur équipe tantôt en dialecte alémanique tantôt en français. Club phare de la ville, le HC Bienne, qui a retrouvé il y a deux ans l’élite du hockey suisse, fait la fierté des habitants de la plus grande cité bilingue du pays.
Le slogan «Ici c’est Bienne!», clamé en français par les supporters, a d’ailleurs été repris à son compte par les autorités municipales, soucieuses de promouvoir un bilinguisme vivant et harmonieux.
Mais qu’en est-il dans les faits? La minorité francophone a-t-elle vraiment sa place dans une ville majoritairement germanophone ? Durant plusieurs années, des chercheurs se sont penchés sur le berceau du bilinguisme biennois. Le fruit de cette vaste étude vient d’être publié sous la forme d’un ouvrage totalement bilingue. Daniel Elmiger, linguiste à l’université de Neuchâtel, en livre les principaux résultats. Interview.
swissinfo.ch: La ville de Bienne se présente comme l’exemple d’un bilinguisme réussi en Suisse. La réalité que vous avez observée est-elle conforme au discours officiel?
Daniel Elmiger: La ville de Bienne est très active dans la promotion du bilinguisme. Son mandat est double. D’un côté, garantir que chaque personne puisse vivre dans sa langue, et de l’autre, favoriser le bilinguisme personnel de ses habitants. Selon le dernier baromètre du bilinguisme effectué en 2008, la majorité des Biennois déclare maîtriser deux ou plusieurs langues. Ils sont également très attachés à cette identité bilingue.
Nous avons toutefois voulu aller au-delà de ces chiffres, en menant des entretiens personnalisés avec plusieurs dizaines de Biennois. Et le constat est clair. Les réseaux sociaux sont très rarement monolingues. Pratiquement toutes les personnes interrogées ont des contacts avec l’autre langue, que ce soit dans le cadre de la famille, du travail, des loisirs ou du voisinage.
swissinfo.ch: Comment se manifeste ce bilinguisme dans la vie de tous les jours?
D.E.: Lorsqu’un Biennois aborde un autre Biennois sans le connaître dans la rue, la communication va souvent se dérouler dans la langue de celui qui débute l’échange. L’interlocuteur s’adapte, même s’il ne connaît pas parfaitement l’autre langue. Aucune des deux langues n’est a priori minorisée. Dans un magasin, c’est la langue du client qui l’emporte. Certaines personnes vivent toutefois de manière relativement monolingue. Ca ne pose pas de problème majeur, même si elles doivent renoncer à certaines offres.
swissinfo.ch: Bienne est depuis longtemps une ville ouvrière et d’immigration. Est-il plus difficile pour les migrants de s’adapter à cet environnement bilingue?
D.E.: Bienne n’est pas une ville bilingue, mais plurilingue. Les italophones représentent par exemple 6% de la population. De manière générale, les migrants qui ont déjà appris une langue étrangère sont moins bloqués à l’idée d’apprendre une nouvelle langue que les personnes monolingues. Ils acceptent l’idée de ne pas la maîtriser parfaitement. Et dans une ville officiellement bilingue, se développe peut-être davantage de tolérance à l’égard des autres langues.
swissinfo.ch: Dans votre étude, vous avez comparé la situation de Bienne à celle de Fribourg, où vous dites que le bilinguisme est souvent considéré comme conflictuel ou menaçant. Pourquoi une telle différence entre les deux villes?
D.E.: L’allemand est majoritaire en Suisse mais minoritaire au niveau cantonal et communal à Fribourg. Les Fribourgeois ont peur que l’allemand redevienne une langue forte et prenne la place du français. Cette peur n’est pas vraiment fondée car Fribourg est davantage perçue comme une ville francophone, où la langue par défaut est le français. Ce sont les Alémaniques qui s’adaptent et qui sont en général bilingues. A Bienne, il est plus simple d’être en faveur de la langue minoritaire, parce que c’est également la langue minoritaire au niveau national.
swissinfo.ch: N’avez-vous soulevé aucun aspect négatif dans le vécu bilingue des Biennois?
D.E.: Bien sûr, l’équilibre des langues reste fragile et peut générer des craintes. Les francophones ne se sentent pas toujours traités sur un pied d’égalité dans le monde du travail. Mais si discrimination il y a, elle n’est pas active.
Certains francophones évoquent également une autre crainte, celle de voir leur français se dégrader. Ils doivent souvent simplifier leur manière de parler pour se faire comprendre. De plus, leur accent n’est pas perçu comme le plus prestigieux en Suisse romande.
Beaucoup de Biennois émettent également des critiques face au système scolaire. Certains affirment que l’école, monolingue, leur a fait perdre la capacité, acquise dans la rue, à communiquer spontanément dans les deux langues. Même si un nouveau projet vient de se mettre en place, l’enseignement bilingue reste encore très marginal, surtout à l’école obligatoire.
Les craintes de perte d’identité et de la langue première demeurent très fortes. On sait aujourd’hui que ces peurs ne sont pas fondées scientifiquement et, fort heureusement, on ne donne plus l’injonction aux parents de ne parler qu’une langue avec leurs enfants.
swissinfo.ch: Le modèle biennois peut-il servir d’exemple à d’autres régions de Suisse?
D.E.: Bienne est un cas plutôt unique en Suisse. C’est une ville de taille moyenne où les gens sont en contact permanent. Il y a de plus une véritable volonté politique de faire cohabiter les deux langues. Bien que la Suisse quadrilingue ne soit pas très grande, les différentes communautés linguistiques ne se côtoient pas forcément au quotidien et il est facile de s’ignorer.
Plus globalement, le modèle biennois peut se révéler très intéressant pour la francophonie. Le français a tendance à se replier sur lui-même, à nourrir de la méfiance face aux autres langues. A Bienne, la francophonie se vit par le contact avec d’autres langues et non dans un vase clos.
Les francophones nourrissent parfois un sentiment de supériorité par rapport aux langues à variation comme l’allemand. A Bienne, j’ai été particulièrement marqué par le nombre élevé de francophones qui se sont mis au dialecte, brisant une barrière psychologique pourtant importante.
La tradition francophone se fonde davantage sur des valeurs comme l’unicité, la clarté et l’élégance. L’exemple biennois montre qu’il est tout à fait possible d’être francophone, d’apprendre d’autres langues et de vivre la diversité linguistique au quotidien. Plus les francophones arriveront à parler d’autres langues, plus la richesse linguistique sera préservée.
* «Vivre et communiquer dans une ville bilingue. Une expérience biennoise». L’étude issue du projet de recherche bil.bienne est édité par Daniel Elmiger de l’Université de Neuchâtel et Sarah-Jane Conrad de l’Université de Berne
Située au pied du Jura bernois, Bienne (Biel en allemand) est une ville industrielle peuplée de 52’000 habitants. Le français et l’allemand sont les deux langues officielles et disposent du même statut légal.
55,4% de la population déclare l’allemand comme langue maternelle, 28,1% le français et 6% l’italien.
32,9% des Biennois se disent bilingues, 20,3% trilingues et 36,9% monolingues.
Harmonie. Selon le 3e «baromètre du bilinguisme» effectué en 2008 par le Forum du bilinguisme et l’institut de sondage Gfs Berne, une majorité de Biennois (68% d’ Alémaniques et 60% de Romands) affirment vivre en «bonne entente». En 1998, cette proportion n’était que de 40% pour les Alémaniques, respectivement 45% pour les Romands.
Avantages. Plus de 70% des Biennois estiment que le bilinguisme présente plutôt des avantages. La facilitation des conversations est le plus souvent cité (49%), devant les avantages professionnels (37%), l’augmentation de la tolérance (32%) et la possibilité de mieux connaître d’autres cultures (31%).
Traitement. Les Romands estiment toutefois à 49% ne pas bénéficier d’un traitement égalitaire, notamment dans l’économie et le monde du travail. Chez les Alémaniques, 23% seulement pensent que les francophones sont moins bien traités.
Identité. Les habitants de Bienne sont très attachés à leur identité bilingue. Ils se définissent majoritairement comme Biennois. En deuxième choix, les Alémaniques se disent Suisses alors que les francophones s’identifient comme citoyens du monde.
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