Quand intégration rime avec nostalgie
Alors que les citoyens se sont prononcés sur une réforme du droit de la nationalité, c’est l’occasion de rappeler que, dans ce pays, un habitant sur cinq est d’origine étrangère.
L’histoire de Nehat Gashi et de Beqir Beqa est une sorte de «success story» de deux exilés d’ex-Yougoslavie.
«Le plus difficile dans ma vie, c’est que j’ai dû arrêter l’école à 17 ans, en 1989, et quitter le Kosovo à cause de la police serbe. Je suis venu seul en Suisse et j’ai commencé directement à travailler comme ferrailleur.»
En deux phrases, Nehat Gashi, l’un des 100’000 Kosovars à vivre en Suisse, résume une vie d’exil qui lui a permis, en quinze ans, de créer une entreprise de 15 personnes.
Des saisonniers plutôt que des réfugiés
Dans les années soixante, le statut de saisonnier créé par la Suisse pour «accueillir» la main d’œuvre étrangère faisait scandale. Des hommes sans famille, entassés neuf mois par année dans des baraquements, accomplissaient les tâches les plus ingrates.
Ayant posé leur valise en carton, ils pouvaient espérer, après quatre ans de ce régime, faire venir leur famille, obtenir un permis B, puis C, pour finir, après dix ou quinze ans, par une demande de naturalisation souvent hypothétique.
En 2002, ce statut très controversé a été aboli avec les Accords bilatéraux signés avec l’Union européenne. Dès les années 70 et surtout depuis 1998, les Yougoslaves remplacent peu à peu ces Italiens, Espagnols et Portugais des débuts.
Aujourd’hui, les statistiques fédérales en recensent 370’000, soit la première population étrangère de Suisse, devant les 320’000 Italiens. Et ils seraient dans les 100’000 Albanais du Kosovo.
Nehat Gashi le ferrailleur
Comme Nehat Gashi, beaucoup travaillent dans le fer à béton. «J’en connais au moins 300 en Suisse romande pour seulement 2 Suisses, et même qu’ils travaillent pour moi», précise le patron de GIA Sarl à Lausanne et Fribourg.
«Les ferrailleurs kosovars et albanais sont très nombreux, confirme Didier Guhl, technicien en génie civil. C’est le travail le plus pénible et le plus difficile qui soit et les Suisses ne veulent plus le faire.»
Aujourd’hui, Nehat Gashi travaille sur le chantier d’un immeuble de cinq étages à Prilly, la banlieue industrielle de Lausanne. Les fondations sont achevées mais il manque du monde et il s’active pour terminer le radier dans les délais.
Il explique à swissinfo: «Les fers sont très longs, très lourds, très difficiles à couper et tout le travail se fait à la main. Et puis il faut passer d’un chantier à l’autre sans faire attendre les maçons, c’est le stress.»
Pour les papiers, le Kosovar a eu des démêlés avec la police des étrangers qui lui ont fait attendre dix ans avant de recevoir le précieux permis B. Il n’a pas demandé le statut de réfugié par peur de ne plus pouvoir rentrer chez lui.
Pour les mêmes raisons et malgré la guerre, moins de 10% des ressortissants d’ex-Yougoslavie sont venus en Suisse en tant que demandeurs d’asile depuis 1988.
«Tout cela, c’est très dur, je ne peux pas vous le dire mieux. J’aimerais bien rentrer mais je ne le vois pas avant longtemps. Je suis très pessimiste pour mon pays, mais il faut être dynamique et avoir du courage. C’est mon cas…», conclut-il à voix basse.
Beqir Beqa le comptable
Comme Nehat Gashi, son comptable, Beqir Beqa, a deux enfants nés en Suisse, comme 82’500 autres jeunes Kosovars. Lui aussi, il sait que plus le temps passe, plus le retour au pays est hypothétique.
Il avait 26 ans quand il s’est enfui, après deux séjours en prison pour raisons politiques. Il a ensuite réussi à faire sortir sa femme de prison, et à la faire passer en Suisse, où elle a accouché une semaine après son arrivée.
A Lausanne, il a terminé ses études d’économie et passé un master. Puis, dans l’impossibilité de trouver du travail après trois ans de recherche, il a ouvert sa fiduciaire.
«Aujourd’hui, je suis content, les affaires marchent bien, ma femme travaille comme laborantine, on est bien installés.» Sa clientèle est composée essentiellement de compatriotes, comme Nehat Gashi.
«Je les aide aussi par exemple à comprendre ce que c’est qu’une facture ou un bulletin de versement. Tout ça n’existe pas chez nous et j’ai eu moi-même beaucoup de mal au début, alors vous imaginez pour quelqu’un qui n’a pas été à l’école!», raconte-t-il à swissinfo.
Les ex-Yougoslaves sont les plus nombreux à demander leur naturalisation. En 2004, ils forment les 38% de l’ensemble des candidats au passeport à croix blanche.
Après seize ans en Suisse et des fils adolescents, songe-t-il à faire le pas lui aussi? «C’est tout à fait envisageable. Mais même si je devenais suisse, je n’oublierais pas mes origines. Je suis comme tous les autres qui espèrent rentrer mais n’y arrivent jamais…»
swissinfo, Isabelle Eichenberger
La Suisse compte 360’000 ex-Yougoslaves, 1re communauté étrangère devant les Italiens (320’000).
Depuis 1988, seuls 27’707 sont venus comme requérants d’asile.
Ils sont les plus nombreux à se naturaliser, avec 38% du total des naturalisations en 2004.
En 2002, le statut de saisonnier a été aboli à la suite des Accords bilatéraux I passés avec l’UE.
– Nehat Gashi, 38 ans, a quitté le Kosovo en 1989 pour raisons politiques. Il est venu en Suisse et est devenu ferrailleur. En 2001, il a créé une Sarl à Lausanne et Fribourg et emploie 15 personnes.
– Beqir Beqa, 42 ans, a quitté le Kosovo en 1988 avec sa femme comme réfugié. Diplômé en économie, il a ouvert une fiduciaire à Lausanne.
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