Suicide à Guantanamo: les doutes d’un légiste suisse
Le professeur lausannois de médecine légale qui a examiné le corps d'un détenu mort sur la base américaine exprime ses doutes. Pour lui, trop de questions restent sans réponses.
Pour Patrice Mangin, les preuves à disposition semblent accréditer la thèse du suicide, mais le légiste ne peut pas en être sûr à 100%.
«Ce que je trouve regrettable, a expliqué vendredi le professeur Mangin à la presse, c’est que même s’il n’y a pas a priori de raisons de douter de la thèse du suicide, on ne nous a pas donné accès à toutes les preuves qui permettraient d’étayer cette thèse».
Selon les autorités américaines, le Yéménite Ahmed Ali Abdullah, un homme dans la trentaine, a été retrouvé pendu dans sa cellule à Guantanamo le 10 juin 2006. La même nuit a vu le décès de deux autres prisonniers de la base, deux Saoudiens. Et pour eux aussi, la thèse officielle est le suicide par pendaison.
A l’époque, le gouvernement de Washington avait déclenché une vague de colère, lorsque des officiels de haut rang avaient qualifié ces suicides d’«actes de guerre».
La famille du jeune Yéménite avait refusé les résultats de la première autopsie, menée à Guantanamo, objectant que jamais Ahmed Ali Abdullah n’aurait attenté à sa propre vie.
Elle a donc contacté Alkarama, une ONG de défense des droits de l’homme basée à Genève, qui a mandaté l’Institut universitaire de médecine légale de Lausanne (IUML) pour mener une seconde autopsie. Celle-ci a été pratiquée dans un hôpital militaire de Saana, au Yémen, par une équipe emmenée par Patrice Mangin.
La cause de la mort
Son rapport, présenté aux médias vendredi à Genève, indique clairement que le suicide est la cause la plus probable de la mort du détenu. Mais le professeur Mangin ne peut pas exclure d’autres hypothèses, attendu que certaines parties du corps et certaines informations vitales manquaient.
Une requête a bien été adressée aux autorités médicales de l’armée américaine, réclamant une copie du rapport de la première autopsie, des échantillons histologiques et biologiques, ainsi que des explications supplémentaires sur la mort d’Ahmed Ali Abdullah, mais elle est restée sans réponse.
Lors de leur autopsie, les spécialistes lausannois ont relevé les traces d’un sillon au niveau du cou, mais surtout l’absence des organes des régions du pharynx, du larynx et de la trachée. Ceux-ci sont pourtant les plus importants à examiner en cas de pendaison.
Par ailleurs, l’équipe du professeur Mangin ne sait toujours pas comment le corps a été retrouvé, quelle était la nature exacte de la ligature autour de son cou et quelles mesures ont été prises pour tenter de le réanimer. A ce sujet, des ecchymoses sur le dos de la main droite peuvent faire penser à des ponctions par voie veineuse.
Les experts suisses n’ont pas été autorisés à examiner les corps des autres détenus morts la même nuit, mais selon eux, le légiste saoudien qui a effectué la seconde autopsie dit avoir été confronté aux mêmes problèmes.
La résistance des prisonniers
Ahmed Ali Abdullah a passé quatre ans à Guantanamo. Selon les organisations de défense des droits de l’homme, il faisait partie, avec les deux Saoudiens, des leaders de la résistance des prisonniers.
Selon Rachid Mesli, directeur juridique d’Alkarama, de nombreux témoins ne croient pas à la thèse du suicide. Selon lui, la théorie d’un «suicide collectif» ne tient pas davantage, et ceci pour plusieurs raisons. Ainsi, les prisonniers sont placés sous une surveillance quasi constante et il est pratiquement impossible d’attacher une corde dans une cellule.
Dan Wendell, porte-parole de l’ambassade américaine à Berne, insiste de son côté sur le fait que Washington prend très au sérieux ses responsabilités à Guantanamo.
«Nous faisons tout notre possible pour protéger les détenus, même contre leurs propres tentatives de se faire du mal», explique-t-il à swissinfo.
Et le porte-parole ajoute que les corps des prisonniers décédés ont été traités avec humanité et dans le respect de leurs traditions culturelles.
swissinfo, Adam Beaumont à Genève
(traduction et adaptation de l’anglais: Marc-André Miserez
L’ONG Alkarama veut transmettre le dossier des présumés suicides de détenus à Guantanamo aux rapporteurs spéciaux des Nations Unies pour les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et pour les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme.
La famille d’Ahmed Ali Abdullah a de son côté l’intention d’ouvrir une action en justice aux Etats-Unis, afin d’obtenir plus d’informations sur les circonstances de sa mort.
Depuis 2002, les Etats-Unis détiennent, sur leur base de Guantanamo, dans l’île de Cuba, des personnes qu’ils suspectent d’être liées aux réseaux terroristes.
Ces prisonniers seraient jusqu’à 400, originaires de plus de 30 pays.
Le gouvernement suisse et le Comité international de la Croix-Rouge font partie des nombreuses instances qui se sont dit préoccupées par le respect des droits de l’homme à Guantanamo.
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