Une menace silencieuse
En 1947, un dépôt de munitions explose à Mitholz, dans le canton de Berne. Longtemps, on a estimé qu’il n’y avait plus de risques. Mais la situation a brusquement évolué en 2018. L’hiver dernier, le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports a annoncé un assainissement du site: une opération qui durera dix ans au moins. Les habitants doivent quitter le village. swissinfo.ch a recueilli leurs réactions.
À Mitholz, dans l’Oberland bernois, maisons et fermes sont clairsemées. Pas de touristes. Seul le trafic automobile perturbe le petit village, digne des plus belles cartes postales. En 2030, les 170 habitants seront évacués. Où vous voyez-vous dans dix ans? Une question récurrente au cours des entretiens d’embauche. Elle se pose également à la population de Mitholz qui doit quitter le village d’ici à dix ans – et durant dix ans au moins.
La mesure fait suite à une catastrophe survenue avant la naissance de la plupart des habitants, voici plus de septante ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’armée suisse a enseveli quelque 7000 tonnes d’armes et d’explosifs sous la roche. Le 19 décembre 1947, quelque 3000 tonnes de munitions volaient en éclats. Le «Chnütsch», comme est appelé l’événement en dialecte local, a longtemps été considéré comme la plus grande explosion non nucléaire du monde. Neuf personnes y ont perdu la vie.
Longtemps, on a estimé qu’il n’y avait plus de risques. Mais, l’hiver dernier, le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) a jugé le danger inacceptable. Dans dix ans, les habitants de Mitholz devront quitter leurs maisons pour permettre d’évacuer le dépôt de ses munitions. Avant cela, des travaux de préparation seront effectués pour que l’important trafic de transit puisse se poursuivre.
Le DDPS se dit prêt à acheter les maisons, probablement avec un droit de préemption pour les enfants des propriétaires actuels. De nombreuses questions restent toutefois ouvertes. Quel sera le montant de la compensation proposée aux habitants de Mitholz? Où pourront-ils s’offrir une nouvelle demeure? Il faut dire qu’à Mitholz, les prix de l’immobilier sont plus bas que dans les villages alentour.
Annelies Grossen, 50 ans, horticultrice et conseillère communale à Frutigen
«Pauvre petit village», est-il écrit sur l’un des classeurs qu’Annelies Grossen nous montre dans le dernier restaurant de Mitholz. C’est le titre d’un vieux poème qui relate la tragédie qu’a endurée Mitholz à l’époque.
Annelies Grossen vit aujourd’hui dans la commune voisine de Frutigen, mais elle a grandi à Mitholz. Sa mère a perdu plusieurs frères et sœurs et sa grand-mère dans l’explosion. «Ma grand-mère a attrapé la petite de trois ans qui pleurait et est sortie de la maison. Elle voulait aller chercher les autres, mais tout a pris feu. Son mari a tout vu du pâturage, au-dessus du dépôt de munitions.»
L’explosion a marqué la famille, mais les mots manquaient. En classe et dans le village, pendant longtemps, on n’en a pas parlé. En 1997, à l’occasion du 50e anniversaire de la catastrophe, la mère d’Annelies Grossen, qui était alors conseillère communale, ainsi que la commune souhaitaient commémorer officiellement l’événement. Les classeurs et dossiers qu’Annelies Grossen a apportés ont été en partie constitués pour l’occasion. Y figurent des photos des équipes de recherche, des survivants ainsi que des dirigeants de l’armée, parmi lesquels le général Guisan, dont la visite avait beaucoup compté pour les habitants.
L’explosion a fait les titres des journaux jusqu’à Boston. Avec un certain retard, bien sûr. Même la conférence de presse des autorités suisses n’a eu lieu que trois jours plus tard. «Aujourd’hui, tout cela se serait passé différemment. Du personnel soignant pour accompagner les familles en deuil aurait aussitôt été dépêché sur place. Dans les années 1940, celles-ci étaient simplement livrées à elles-mêmes.»
Les nombreux automobilistes ne font pas attention à la petite fontaine commémorative. «Le jour de la cérémonie, ma mère y a allumé des bougies. Plus tard, ce fut moi ou un voisin.» Annelies Grossen pensait que Mitholz commémorerait le 75e anniversaire de la catastrophe. «Cela aurait été un moment de recueillement, un moment d’histoire. Puis, sont venues les nouvelles du 18 juin 2018.»
Ce jour-là, on apprenait que l’ancien dépôt de munitions constituait toujours une menace. «Jusqu’à 3500 tonnes brutes, soit plusieurs centaines de tonnes de substances explosives, sont restées sur place, sous les éboulis», selon le DDPS. Sous la roche, gît donc encore quasiment la même quantité de matériel que celle qui a explosé en 1947.
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Images de presse
Le passé remonte à la surface. Des mesures urgentes s’imposent. Annelies Grossen raconte: «Certaines personnes auraient préféré ne rien savoir. Des familles ne parlaient que de cela pendant un temps. D’autres disent qu’elles feront des plans une fois que le calendrier sera précisé.»
Urs Kallen, 64 ans, ancien responsable du dépôt
Urs Kallen a été le responsable du dépôt jusqu’en 2010. L’entretien se déroule devant l’entrée de la galerie. Ce n’est que sa deuxième visite sur le site depuis qu’il a quitté ses fonctions en 2010, après trente ans de service. Dès 1953, l’armée suisse a restauré les lieux. On prévoyait d’y installer un laboratoire chimique, puis un hôpital. Finalement, en 1982, une pharmacie militaire y prend place.
Jusqu’en 2018, quelque 130 personnes y effectuaient leur service militaire chaque année. Ils fabriquaient des médicaments simples ainsi que des produits de soins tels que des crèmes solaires, explique Urs Kallen. De temps en temps, sur ordre de ses supérieurs, Urs Kallen conduisait des délégués militaires étrangers dans la «chambre 8», dont le sol est jonché d’engins explosifs rouillés. C’était un lieu d’attraction. Il y a plus de trente ans déjà, Urs Kallen s’était assuré par écrit que lui, ses employés et ses hôtes ne couraient pas de danger. La réponse a été rassurante. Rétrospectivement, néanmoins, il se montre inquiet.
À l’époque, il se voulait confiant: «On me l’avait notifié par écrit. Les spécialistes étaient là, je leur faisais confiance», déclare-t-il. «Entre-temps, une vieille lettre est apparue, prouvant qu’il y avait des raisons de s’inquiéter. À l’époque, nous n’en avions pas été informés. Cela aurait été, pourtant, le strict minimum.» De la part des autorités, Urs Kallen n’a jamais reçu un mot d’excuse. Selon la lettre datée de 1986, «le risque d’explosion est minime». L’évaluation à l’époque ne donnait aucune raison de croire «que les employés pouvaient être en danger», écrit un porte-parole du DDPS en réaction aux déclarations de Urs Kallen.
Aujourd’hui, l’imposante porte d’entrée de la galerie est solidement fermée. Un agent de sécurité et un système d’alarme veillent sur elle. La demande de visite de swissinfo.ch est rejetée pour des raisons de sécurité.
Karl Steiner, 63 ans, facteur
«Rien n’est véritablement décidé», veut croire Karl Steiner, 63 ans, président du groupement villageois qui défend les intérêts des habitants de Mitholz. Selon lui, la population n’a toujours pas reçu les réponses décisives des autorités sur son évacuation. Mitholz a déjà subi avalanches et crues au cours des dernières décennies. Karl Steiner a, par ailleurs, dû vendre dans les années 1990 un tiers de son terrain aux autorités dans le cadre de la Nouvelle ligne ferroviaire à travers les Alpes (NLFA).
Mais rien de tout cela ne peut être comparé à l’évacuation qui se profile. Les maisons seront vides, les jardins envahis par la végétation, les fermes abandonnées. «Avec 30 vaches, on ne peut pas tout recommencer», soupire Karl Steiner. On ne sait pas très bien ce qui arrivera aux agriculteurs et à leurs bêtes. Lui-même devra probablement laisser derrière lui ses douze colonies d’abeilles.
Les événements de ces dernières années ont profondément marqué la mère de Karl Steiner. Ce dernier ne lui souhaite plus que paix et tranquillité. Dans vingt ans, lorsque les habitants de Mitholz regagneront leur village, il aura son âge. «Je n’aurai plus besoin de venir ici. J’espère que les enfants reprendront la maison», dit-il.
Il est important que les habitants agissent ensemble, négocient ensemble, posent des questions ensemble, selon Karl Steiner. Le groupement villageois semble avoir réussi à rassembler les habitants. Tout Mitholz se trouve dans la même situation. Pas seulement ceux qui se retrouvent de temps en temps dans le dernier bistrot. L’annonce de l’évacuation a soudé le village entier.
Werner Loat, 67 ans, conducteur de pelleteuse à la retraite
«Autrefois, le village comptait plusieurs restaurants et deux épiceries! Au moment de l’explosion, il y avait même un supermarché. Ma mère y travaillait. Si les choses étaient différentes, plus de gens vivraient-ils ici?», s’interroge Werner Loat.
À l’extérieur, les deux chiens dans l’enclos aboient. Ils ne dérangent personne ici. Les Loat vivent en bordure du village, non loin du Lac bleu. Leur maison se trouvait, dans un premier temps, en dehors de la zone d’évacuation. Ce n’est qu’après un deuxième examen qu’il est apparu clairement que la famille devait également partir.
Les Loat-Werner ont passé toute leur vie dans cette maison. «Je n’ai jamais voulu partir. Je suis profondément enraciné ici!», s’exclame Werner Loat. Il a fait son apprentissage à Kandersteg, où il a travaillé pendant quarante-neuf ans. Voici près de cinquante ans, son père est décédé dans un accident de chasse. Pour le bien de sa mère, il est resté à la maison et s’est occupé des chèvres et des moutons. Quand sa femme Alice et lui ont fondé une famille, il a lui-même restauré la demeure. Il préfèrerait ne pas quitter celle-ci. Et de se demander pourquoi les autorités ne se contentent pas «de tout faire sauter de manière contrôlée». Néanmoins, selon le DDPS, une explosion ciblée ne ferait probablement pas exploser tout le matériel et déverserait un grand nombre de munitions non explosées dans la vallée.
Outre une explosion ciblée, Werner Loat a d’autres idées originales. Mais il suivra les instructions: «Si je dois partir, je dois partir. Pourquoi resterais-je encore ici?» Le retraité ne croit pas à un retour. Il espère que sa fille reprendra la maison.
Heidi Schmid, 37 ans, cadre communale
Heidi Schmid, qui se trouve à un tout autre moment de sa vie, prend les choses comme elles viennent. Ses enfants accourent à notre rencontre. Les T-shirts qu’ils portent sont des souvenirs de vacances passées en Amérique du Sud. À l’intérieur de la maison, on trouve un drapeau écossais. Si certains habitants de Mitholz ont passé leur vie entière ou presque dans la vallée, les Schmid, eux, sont férus de voyage. Ils ont déjà visité le Chili notamment. «Mais nous avons nos racines ici», souligne Heidi Schmid.
La maison appartenait aux parents de son mari. Dix ans après les travaux de rénovation, le bois est encore clair. Seule la cabane de jardin n’est pas terminée. «Cela restera ainsi pour l’instant. Nous vivons dans l’incertitude en ce moment», confie Heidi Schmid.
«Les cartes sont en train d’être redistribuées pour nous. Nous avons réfléchi à deux options: rester dans la région ou faire quelque chose de complètement différent», indique Heidi Schmid. Quelque chose de complètement différent signifie déménager dans une autre région du pays ou émigrer, le temps d’une année. Mais la famille Schmid renoncera finalement à s’installer à l’étranger. «Avec les enfants, juste avant leur entrée à l’école, ce n’est pas le moment de faire de telles expériences. En fait, nous aimerions quelque chose de similaire à ce que nous avons ici.»
Le mari de Heidi Schmid a ses racines – familiales et professionnelles – à Mitholz. La jeune femme, elle, est cadre à Frutigen, où elle a grandi. Comme les autres habitants, les Schmid souhaitent conserver ce qu’ils possèdent. Mais ce n’est pas possible. Comme les autres habitants également, ils sont à la fois rattrapés par leur passé et contraints de se projeter dans l’avenir à moyen terme – sans en connaître les conditions.
Mi-septembre, le DDPS annonçait que la «procédure concrète» serait discutée «dans les prochaines semaines» avec le groupement villageois de Mitholz pour ensuite «effectuer les premières inspections des maisons individuelles».
(Traduction de l’allemand: Zélie Schaller)
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