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A Montreux, Abdullah Ibrahim dévoile son «je»

Le pianiste avait fuit le régime d'Apartheid pour se réfugier à Zurich. Montreux Jazz Festival/Manfred Rinderspacher

Le pianiste sud-africain proposait jeudi son tout premier concert en solo sur les bords du Léman. Une heure et des poussières magnifiques d'intensité et de lyrisme contrôlé.

Suivait le trio de choc DeJohnette-Scofield-Goldings et son jazz dangereusement incendiaire.

Abdullah Ibrahim n’est pas venu à Montreux avec ses CD sous le bras mais avec son âme en partage. Ça peut sembler bigot. Erreur, spirituel. Et terriblement réconfortant. Thérapeutique même.

Ce n’est pas un hasard si, au moment de la tuerie au parlement de Zoug (Suisse centrale) en septembre 2002, la télévision de service public avait interrompu ses programmes pour diffuser la Suite africaine du maître, enregistrée cinq ans plus tôt à la cathédrale de Fribourg.

Celui qui s’appelait encore Dollar Brand au début des années soixante a un lien plus personnel encore avec la Suisse. C’est ici que Duke Ellington l’a «découvert». Moment crucial d’une carrière mondiale lancée par le disque «Duke Ellington Presents the Dollar Brand Trio» en 1963.

Du côté de Zurich

Un an auparavant, l’année de l’emprisonnement de Mandela, le pianiste et son épouse avaient fuit le régime d’Apartheid pour se réfugier à Zurich. Avec ses musiciens, Dollar Brand tournait dans les bars du pays.

Cette nuit de février 1963, la femme de Dollar insista. Il fallait absolument que le «Duke», alors de passage à Zurich, viennent écouter son mari. Coup de cœur. Qui précédera le déménagement du couple à New York en 1965.

Retour à jeudi. Seul à son piano, de bleu vêtu, royal, le pianiste entame un autre voyage en douceur, emportant le public sur son tapis volant poétique et très personnel, l’air de rien, subtil.

Une fête villageoise

Une heure durant, sans jamais s’interrompre, il va voler, manger l’espace, emmener la salle vers une Afrique rêvée, première, mère de tout et tous. Il prend des accents monkiens là, rappelle ici qu’il est une influence majeure de Keith Jarrett.

Parfois, quelques accords captent les bribes d’une quelconque fête villageoise. Une femme est passée, reste une soudaine nostalgie et des silences mémorables.

Tour à tour impressionniste, incantatoire ou abstraite, la musique révèle aussi des instants de plénitude. Souveraine.

Dix petites minutes

Un accord lourd, définitif, fabuleux, un silence. Abdullah Ibrahim s’essuie le visage, se lève, joint les mains, sourit. La gratitude du public aidant, il esquissera ensuite un nouveau départ. Dix petites minutes. Pour une nouvelle invitation.

Montreux, terre de contrastes… Un trio suit au programme de cette soirée, puisqu’à trois, on rit davantage. Une éruption, de l’énergie en baril: les éclats rugueux du jazz athlétique du Trio Beyond.

A la guitare, un Scofield rigolard. A l’orgue Hammond, Larry Goldings, rugissant. A la batterie, DeJohnette, comme libéré de la cage dorée du trio de Keith Jarrett.

Fusées et vésuves

Ce feu d’artifice-là a été allumé à la fin des années soixante par Miles Davis et Tony Williams. Il se perpétue ici en une communion extravertie, où les redites sont interdites.

Les trois compères n’ont rien pêché au conservatoire du jazz, sauf quelques standards, réarrangés. Ils ont sorti leurs fusées et autres vésuves. Et savent ne pas s’y brûler, le regard vers les étoiles. «Seven Steps to Heaven»…

swissinfo, Pierre-François Besson à Montreux

Le 40e Montreux Jazz Festival a lieu jusqu’au 15 juillet.
Il se déroule au Centre des congrès (Auditorium Stravinsky et Miles Davis Hall), mais aussi au Casino Barrière pour les concerts plus spécifiquement jazz et sur les quais pour le festival off, gratuit.
Parallèlement aux concerts proprement dits, des concours instrumentaux et des workshops ont lieu chaque année.
En novembre sortira «Montreux Jazz Festival, 40th», un ouvrage de 1200 pages signé Perry Richardson, qui évoquera l’ensemble de l’épopée montreusienne.

– Abdullah Ibrahim (Dollar Brand avant sa conversion à l’Islam à la fin des années soixante) est l’un des géants africains du jazz. Compositeur, pianiste, flutiste, chanteur, il est né en 1934 dans un ghetto du Cap.

– En exil dès les années soixante, figure reconnue de l’opposition au régime de l’apartheid (son titre Mannenberg deviendra un hymne), il est rentré en Afrique du Sud en 1990.

– Protégé de Duke Ellington, Abdullah Ibrahim a aussi collaboré avec John Coltrane ou Don Cherry. Il développe une musique très libre (plus de cent disques), en petites ou grosses formations, très inspiré par ses racines africaines. Il compose aussi des musiques de film et des pièces symphoniques.

– Le batteur Jack DeJohnette, le guitariste John Scofield et le clavier Larry Goldings sont eux aussi des monstres du jazz. Les deux premiers surtout, «enfants adoptés» de Miles Davis.

– Au départ un hommage au Lifetime de Tony Williams, leur jeune «Trio Beyond» prend une place toujours plus grande dans l’actualité du jazz.

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