Du nylon, de l’espionnage industriel et des nazis
En 1950, la firme HOVAG, ancêtre d’Ems-Chemie, lance la fibre synthétique suisse «grilon». Une nouveauté qui trouve sa genèse dans l’espionnage industriel et la collaboration avec d’anciens nazis.
Le 15 mai 1940, des milliers d’Américaines prennent d’assaut les grands magasins pour acquérir les premiers bas en nylon. Par analogie au D-Day, ce jour est entré dans l’histoire sous le nom de «N-Day», avec N pour nylon. La fibre synthétique nylon avait été brevetée par le géant américain de la chimie DuPont peu avant la Seconde Guerre mondiale. Peu après, la multinationale chimique allemande I.G. Farben a développé une variante du nylon appelée perlon. La Suisse a fait de même, avec un peu de retard. En février 1950, le journal bernois Der Bund rapporte que la société HOVAG est la première entreprise suisse à travailler au développement d’une fibre synthétique. Son nom de marque serait «grilon» – une contraction des mots nylon et Grisons, le canton où est produit ce matériau.
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Le journal grison Bündner Tagblatt a lui aussi salué la «démarche innovante» du fondateur d’HOVAG, Werner Oswald. Le rédacteur est enthousiaste: «Cette matière première pour de nombreuses industries est désormais produite en Suisse et plus précisément dans les Grisons. Nous pouvons nous en réjouir.»
Un journal bernois s’interroge
Seul le Berner Tagblatt doute que le grilon soit né dans la Suisse rurale. L’article interroge: «N’a-t-on pas eu recours essentiellement aux coûteux résultats de la recherche des scientifiques allemands et de leur industrie?» Le journal affirme même que l’Amérique avait exigé l’extradition de cinq spécialistes allemands employés par HOVAG. Mais cette information explosive passe inaperçue. Aucun journaliste ne s’est donné la peine d’enquêter sur les dessous de l’affaire. Il y aurait pourtant eu beaucoup à découvrir sur le site de l’entreprise à Domat/Ems.
L’usine avait été construite en 1941 pour produire, avec l’aide de fonds publics, du carburant de substitution pour l’économie de guerre. Mais une fois la paix revenue, la normalisation de l’importation d’essence a obligé HOVAG à développer de nouveaux produits à mettre sur le marché pour conserver des activités. Le groupe a certes été soutenu par la Confédération jusqu’en 1956, mais ensuite, il lui fallait voler de ses propres ailes ou fermer ses portes.
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L’entreprise doit son salut à des ingénieurs allemands, dont d’anciens membres du NSDAP (le parti nazi) et des organisations paramilitaires SS et SA. C’est par l’intermédiaire d’un ancien haut fonctionnaire nazi décoré que Werner Oswald a fait, en 1947, la connaissance du chimiste allemand Johann Giesen. Celui-ci était l’un des directeurs du géant allemand I.G. Farben, qui a construit et exploité l’usine chimique d’Auschwitz-Monowitz, où près de 25’000 travailleurs forcés du camp de concentration voisin ont trouvé la mort.
En intermédiaire providentiel, Johann Giesen s’engage à fournir à Werner Oswald tous les documents nécessaires à la production de fibres synthétiques. Il lui envoie aussi des spécialistes. Pour ses prestations, il demande 300’000 francs, plus une participation au chiffre d’affaires. En 1946, les Alliés l’avaient nommé directeur de l’usine Bayer à Uerdingen en Allemagne et chargé de mettre en place une installation de production de perlon – l’équivalent allemand du nylon. En 1948/49, Johann Giesen a placé environ deux douzaines d’anciens employés d’I.G. Farben à Domat/Ems. La plupart d’entre eux arrivaient de la zone d’occupation soviétique, où la fuite des cerveaux constituait un énorme problème. L’usine chimique de Leuna (ancienne Allemagne de l’Est), d’où provenaient plusieurs employés d’HOVAG, a perdu à elle seule plus de la moitié de ses experts en perlon en peu de temps.
Ces chimistes et ingénieurs ont également amené à Ems des plans d’installations de production et de machines qui avaient été volés à leurs employeurs. L’espionnage industriel a été fatal à l’ingénieur mécanicien Johannes Lesche. Les gardes-frontières soviétiques ayant trouvé dans son sac à dos des plans de l’usine Thüringische Zellwolle, il a été condamné à 25 ans de camp de travail pour espionnage. Après avoir été gracié en 1956, Johannes Lesche s’est immédiatement enfui à l’Ouest pour prendre le poste que Werner Oswald lui avait promis huit ans plus tôt. Johann Giesen a lui aussi été démasqué, mais s’en est mieux sorti. Licencié par les Alliés pour espionnage industriel au profit d’HOVAG, il n’a jamais été inculpé.
Pour le groupe HOVAG, les découvertes des Allemands étaient une bénédiction. La filiale Inventa a déposé en deux ans une trentaine de brevets couvrant toutes les étapes de la fabrication de fibres synthétiques. Les inventions couvrent tout le processus, de la production de la matière première, le caprolactame, à la filature des fibres. Toutefois, les collaborateurs d’outre-Rhin n’étaient pas mentionnés dans les brevets, car Werner Oswald voulait faire passer le grilon pour une invention suisse.
Concurrence helvétique pour le grilon
Le jour même où le nom de la marque grilon est communiqué au public, une annonce de la Neue Zürcher Zeitung pose cette question: «Pénurie de nylon en Suisse?» Son auteur est Karl Schweri, le fondateur de la chaîne de discount suisse Denner. Il faisait ainsi la promotion de fibres de perlon qu’il importait d’Allemagne. Trois jours plus tard, une autre concurrente fait son apparition. La Société de la Viscose Suisse (Viscose) informe qu’elle va commencer à filer de la pâte de nylon dans un délai d’un an. Dès février 1951, le nouveau bâtiment de l’usine d’Emmenbrücke, dans le canton de Lucerne, arbore un énorme logo NYLON. À l’intérieur, des hommes en combinaison blanche utilisent un parc de machines à l’allure futuriste. La capacité de l’usine est de 50 tonnes de nylon par mois, ce qui, selon une revue spécialisée, correspond à une longueur de fil «d’environ 750 fois la circonférence de la Terre». La presse anticipe une «concurrence acharnée» entre les sites d’Emmenbrücke et d’Ems.
À la foire d’échantillons de Bâle en 1952, la viscose suscite les éloges. «Les plissages les plus compliqués ou les dentelles les plus délicates peuvent être lavés et n’ont même pas besoin d’être repassés», s’émerveille la Neue Zürcher Zeitung. «Créées par l’esprit et la main de l’homme, les fibres textiles artificielles contribuent à rendre notre vie non seulement plus facile, mais aussi plus belle et plus colorée.» Symbolisé par le nylon de Viscose, le miracle économique a ainsi définitivement gagné la Suisse.
À la foire, on cherche en vain le grilon. Selon un expert de la Confédération, Ems était «aux prises avec de grandes difficultés techniques». Au printemps 1953, la première chaîne de production fonctionne enfin. Peu après, une annonce paraît. On y voit un gentil mouton qui déclare: «Désormais, GRILON – la première fibre synthétique suisse – apparaît comme l’égal de tout produit étranger».
Dans les coulisses, l’ambiance était moins agréable. Werner Oswald a licencié le directeur de recherche allemand Hermann Zorn pour le remplacer par Johann Giesen, son complice qui avait été renvoyé en Allemagne pour espionnage industriel. Le conseil d’administration de la filiale FIBRON, qui s’occupait du filage de la masse du grilon, a également connu des conflits et des départs. Deux entrepreneurs textiles ont quitté leur poste, l’un d’entre eux déclarant qu’il ne voulait «plus travailler une minute de plus avec les messieurs responsables de cette structure et perdre mon temps dans cet environnement».
Un vent de révolte souffle aussi chez les spécialistes allemands du perlon employés chez HOVAG. Voyant que l’économie allemande s’améliore grâce au plan Marshall, ils montent au créneau et exigent d’Oswald de meilleurs salaires ou même une participation au chiffre d’affaires pour «l’expérience apportée». La plupart d’entre eux sont rentrés dans leur pays au milieu des années 50, où de bons emplois les attendaient.
Les chimistes et ingénieurs allemands n’ont pas seulement mis en place la production de grillon, mais ils ont aussi créé à Ems les bases de la fabrication de produits plastiques prometteurs. En 1956, le subventionnement d’HOVAG, s’interrompt, suite à une votation. Si l’entreprise perdure, c’est grâce aux nouveaux produits introduits par Werner Oswald. La reconversion de la production à Ems génère «des fruits d’or», se réjouit la National-Zeitung en 1959, qualifiant HOVAG de «miracle économique suisse».
Traduit de l’allemand par Mary Vacharidis
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