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La Villa Baizeau, une bâtisse en domino imaginée par Le Corbusier en Tunisie 

Villa Baizeau
Une vue plus récente de la Villa Baizeau surplombant la côte de Carthage. Les couleurs à l'intérieur et à l'extérieur de la villa reflètent la palette puriste de Le Corbusier : bleu, gris clair, ambre brûlé, rose, vert et gris moyen. FLC/Rights Reserved

Projet audacieux en rupture avec les canons architecturaux de l’époque, la Villa Baizeau, près de Carthage, laissait entrevoir un souffle de liberté. Conçue au début des années 1930 par Le Corbusier, elle abrite la police secrète tunisienne. 

Entrepreneur dans le bâtiment en Tunisie, le colon français Lucien Baizeau (1874-1955) fit appel en 1928 à l’architecte Charles-Edouard Jeanneret dit Le Corbusier, et à son élève et cousin Pierre Jeanneret, pour concevoir une villa d’été en haut d’une colline dans la banlieue de Carthage, au nord-est de Tunis.  

Lucien Baizeau s’était intéressé aux travaux de l’architecte franco-suisse un an auparavant lors de l’exposition montée à Stuttgart, en Allemagne, par l’Association allemande des artisans (Deutscher Werkbund). Réunissant artistes, architectes, designers et industriels, celle-ci planta les germes du mouvement Bauhaus.

Le Corbusier,
Portrait de Le Corbusier à l’époque de la réalisation du projet. Imagno / Austrian Archives (S)

Un an plus tard, il envoya à Le Corbusier un contrat muni d’un projet détaillé de la villa.

Lucien Baizeau imaginait une villa moderne, adaptée si possible au climat méditerranéen, protégée du soleil et des vents chauds.

Ainsi débute l’histoire rocambolesque de la Villa Baizeau, seule œuvre architecturale concrétisée par Le Corbusier en Afrique. Une maison réalisée à la suite d’envois de courriers sans que l’artiste ait eu l’occasion de visiter le site.

Une villa imaginée par correspondance

Entre 1928 et 1930, sans se rendre sur place, Le Corbusier proposa quatre plans distincts à Lucien Baizeau, qui les écarta car ils ne correspondaient pas à ses attentes.    

C’est en 1930 que la villa fut achevée avec des modifications par rapport aux plans initiaux. Il a fallu en particulier adapter le bâti aux spécificités d’un terrain en côte et dominant la mer. Pour les murs intérieurs et extérieurs, Le Corbusier utilisa ses couleurs préférées: bleu, rose, vert, ambre foncé, gris clair et moyen.  

villa Baizeau
Entre 1928 et 1930, sans se rendre sur place, Le Corbusier proposa quatre plans distincts à Lucien Baizeau, qui les écarta car ils ne correspondaient pas à ses attentes.     © Fondation Le Corbusier

L’architecte s’est surtout inspiré de son modèle de maison dit Dom-Ino et du concept des «Cinq points pour une architecture nouvelle», deux de ses principaux legs au monde de l’architecture, pour construire cette bâtisse avec des façades indépendantes. Des terrasses y ont été érigées en surplomb sur trois côtés pour mieux se protéger du soleil. Et des murs extérieurs ont été détachés de la structure d’ensemble pour maximiser l’entrée de la lumière naturelle tout en préservant l’intimité du lieu.

En référence à la façon que Le Corbusier avait d’agencer les pièces, le modèle Dom-Ino découle d’un jeu de mots combinant Domus (la maison en latin) et domino. La Villa Savoye à Poissy, dans les Yvelines, en France, autre de ses créations, répond aux mêmes canons.

Un système de ventilation naturelle y a été également intégré permettant à l’air de circuler en permanence du rez-de-chaussée jusqu’au toit. Ainsi qu’à travers toutes les pièces reliées entre elles.

L’architecte tunisien Jamal Lamloum explique que la construction de cette villa a vu s’affronter en fait deux ambitions. Celle de Baizeau qui désirait ériger ici la maison de ses rêves. Et celle du Corbusier repoussant les frontières spatiales.

Une villa derrière des barbelés

La famille de l’entrepreneur quitta en 1947 sa demeure au centre de Tunis pour aller s’y installer.

Mais après l’indépendance de la Tunisie (1956), le gouvernement nationalisa cette bâtisse en 1961, l’intégrant au patrimoine présidentiel. Les Baizeau avaient quitté entre-temps la Tunisie pour la France.

Selon un article paru il y a quelques mois dans le quotidien Le Monde, cette villa a été utilisée depuis pour concentrer les archives des Renseignements généraux tunisiens, la police secrète du pays, disparaissant de l’espace public.   

Les rares autorisations pour visiter et photographier cette résidence à haute valeur historique et esthétique sont délivrées au compte-gouttes à des architectes et universitaires. Mais le grand public a l’interdiction formelle de la visiter.

En 2016, lorsque l’UNESCO a décidé d’inscrire dix-sept œuvres de Le Corbusier au Patrimoine mondial de l’humanité, reconnaissant ainsi l’audace de cet architecte né à La Chaux-de-Fonds, la Villa Baizeau n’y figurait pas.

Elle reste aujourd’hui à l’abri des regards derrière une forêt d’arbres et ceinturée par des barbelés. On peut l’apercevoir à travers les branchages en se dirigeant vers l’Institut des Hautes études commerciales de Carthage (IHEC), tout près. Mais lorsqu’on les interroge, beaucoup d’élèves de l’IHEC ignorent son importance.

«La Villa Baizeau doit retrouver la lumière»

Entre janvier et mai derniers à Tunis, une exposition consacrée à cette villa l’a remise sur le devant de la scène à l’Espace culturel 32Bis. Ce fut surtout l’occasion de la découvrir.

«Jamais je n’aurais imaginé voir une œuvre de Le Corbusier en Tunisie», s’est même ému l’architecte tunisien Roeya Mansour.

Avec des documents et photographies à l’appui, la Villa Baizeau a retrouvé vie. Conférences et lectures ont été organisées sur des thèmes comme l’habitat collectif de nos jours et l’héritage architectural laissé par Le Corbusier.

«Passer devant cette bâtisse historique relève cependant encore du défi tant elle demeure cachée», observe Melliti*, étudiante bientôt diplômée de l’IHEC. Elle apprécie malgré tout qu’on lui prête attention. Ce qui en l’occurrence prouverait aussi «qu’un travail de conservation de la mémoire culturelle est en cours en Tunisie».

L’exposition a révélé une collection de documents et d’archives liés à la Villa Baizeau à Carthage, y compris la correspondance initiale entre les deux hommes. La plupart des documents proviennent de la Fondation Le Corbusier à Paris.

Des témoignages sonores de descendants et proches de Lucien Baizeau ont pu être aussi entendus. Le public a pu découvrir des photos où l’on voit sa famille attablée, mangeant, buvant du café et du thé, les enfants jouant à côté.      

En 2015, le photographe français Thomas Belhom a été autorisé, et ce fut sans doute la dernière fois, à prendre des vues extérieures de la villa. Ses photos ont été vues à Tunis. Mais aucun cliché n’aurait été pris depuis ou sinon de loin.

Pour recréer la villa grâce à l’intelligence artificielle, l’exposition a utilisé des documents d’archives de Lucien Baizeau et de Le Corbusier.

Pour l’architecte Jamal Lamloum, cette résidence devrait être utilisée à terme comme une source d’enseignements pour l’architecture. Il ne serait pas opposé non plus à ce qu’elle devienne aussi un site dédié au tourisme culturel. Car cette bâtisse a été érigée à quelques encablures du village touristique de Sidi Bou Saïd, en bordure de mer. Il conclut: «Elle doit retrouver la lumière».

*Nom et prénom connu de la rédaction. Seul le nom de famille a été utilisé à la demande de la personne. 

Texte relu et vérifié, traduit de l’arabe par Amal Mekki 

Version anglaise relue et vérifiée par Virginie Mangin/gw

Traduction de l’anglais par Alain Meyer

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