Une trouée d’air frais dans une vie ronronnante
Récemment paru aux éditions Zoé, «Maurice à la poule», roman de l'écrivain bernois Matthias Zschokke, dépeint la vie excentrique d'un homme qui, pour notre plaisir, a oublié de s'ajuster à la réalité.
C’est un roman qui finit comme il a commencé: dans un flou cotonneux. Entre-temps, on aura vécu, les yeux écarquillés, le vertige d’une existence. Celle de Maurice, un homme farouche et docile, drôle et mélancolique, solitaire et ouvert, fou et sage. Un déphasé qui cultive les paradoxes. L’un de ceux qui flottent dans la vie comme on flotte dans un costume large.
Le plus surprenant, c’est que Maurice ne semble pas mal à l’aise dans ce costume. Pas étonnant, car son créateur Matthias Zschokke vient du monde du théâtre. Et il n’y en a pas deux comme lui pour vous arranger une silhouette.
Le vêtement a donc son importance ici. Pas pour les raisons que l’on soupçonne (élégance, séduction…), mais pour d’autres, celles-là psychologiques. Maurice a plusieurs peaux et autant de rôles dans la vie. Il endosse chaque habit avec beaucoup de sérieux, mais s’en échappe quelques fois, histoire de laisser son corps s’aérer.
Fantasme
Le voilà donc dans sa nudité crue, face à une violoncelliste de 25 ans sur laquelle il fantasme obstinément. Entre la jeune femme et lui, juste une cloison qu’il abat d’un geste érotique, avec la force d’un homme qui n’a plus que ses rêves pour s’échauffer.
La musique de la petite, il l’entend depuis longtemps. Elle traverse les murs de son bureau. Elle traverse aussi tout le roman de Matthias Zschokke, lancinante, chargée des brumes du passé et des contraintes du présent.
«Enfant, chaque été, Maurice était placé par ses parents dans un centre de vacances, non loin de chez lui». Chez lui, c’était la Suisse, que l’on devine bucolique, paisible et solitaire sous la plume de Zschokke. Souvenirs d’une Suisse rurale d’avant la modernité, comme la voyait jadis Robert Walser auquel on ne cesse de penser ici.
Cette Suisse-là, Maurice l’a quittée il y a bien longtemps. Il y a bien longtemps qu’il est installé à Berlin où il a ouvert un «bureau de communication», avec la complicité de Hamid, un ami d’enfance justement, fils de Persans, sorti «tout droit des Mille et une nuits» et qui, lui, vit à Genève.
Maurice tient la correspondance administrative du bureau. Rôle ennuyeux qu’il compense par des lettres passionnelles, écrites en toute audace et naïveté, à son associé Hamid. Une grande partie du roman repose d’ailleurs sur cette correspondance à sens unique (le destinataire ne répond jamais), reflet d’un délire existentiel où se recoupent les multiples voix du héros.
De Berlin à l’Orient
Où circule aussi, dans l’enchevêtrement des rues berlinoises, la pensée du romancier. Réflexions hilarantes sur la modernité puante des grandes villes, sur la mode comme moteur puissant de l’économie, sur «la fièvre de l’argent» qui frappe «tel le choléra asiatique», sur la cupidité du corps médical…
Et puis subitement, une parenthèse s’ouvre dans ce monde en folie. Débarque alors comme par magie, l’Orient, son «flegme fataliste», ses hammams, «sex-clubs mal famés», occasion pour «une orgie sodomique».
A l’intrigue linéaire, Zschokke préfère les soubresauts d’une écriture vagabonde, souvent incontrôlable dans ses embardées littéraires, anecdotiques, philosophiques. Un style libre auquel il a habitué ses lecteurs de théâtre. Certaines de ses pièces, comme «L’Heure Bleue ou la nuit des pirates» et «La Commissaire chantante» (toutes deux créées en français à Genève), ressemblent à des trouées d’air frais dans l’épaisse couche d’une existence ronronnante.
Il en va de même de «Maurice à la poule», portrait d’un homme qui, pour notre plaisir, a oublié de s’ajuster à la réalité.
Ghania Adamo, swissinfo.ch
«Maurice à la poule», roman de Matthias Zschokke, éditions Zoé, Genève, 258 pages.
Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher.
Né à Berne en 1954.
Il passe son enfance et son adolescence près du lac de Bienne, là où Robert Walser a vécu.
Après une formation d’acteur à la Schauspielschule de Zurich, il joue pendant trois ans sur les scènes allemandes, à Bochum précisément.
En 1980, il s’établit à Berlin où il vit aujourd’hui et où il écrit ses pièces de théâtre et ses romans.
Il est également cinéaste, auteur de trois films, et mène de front son métier d’écrivain et de réalisateur.
A son actif plusieurs ouvrages. Comme pièces de théâtre, citons, entre autres, «La Commissaire chantante», «L’ami riche», «L’Invitation», toutes créées à Genève et publiées cette année aux éditions Zoé.
Pour son premier roman, «Max», paru également chez Zoé (1988), il a obtenu le Prix Robert Walser.
«Maurice à la poule» a eu, quant à lui, le prestigieux Prix Schiller.
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