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Au «Trucker and Country» festival d’Interlaken, une vision suisse idéalisée des États-Unis

Le plus grand festival européen dédié aux camions et au folklore américain attire beaucoup de Suisses fascinés par le Far West. Et si leur vision est empreinte de rêve, la plupart restent lucides sur les dures réalités sociales de ce pays. Reportage.

Organisé chaque année à Interlaken, le «Trucker and Country» festival est le plus grand rassemblement de son genre en Europe. Cette année, 45’000 personnes ont fait le déplacement. Et sur place, la sensation d’être en Europe s’est dissipée.

On y trouve des monster trucks, des chapeaux de cowboy et, dans un hangar d’aéroport, un taureau de rodéo mécanique. On y mange des corn dogs et les Wild West Girls and Boys semblent sortis tout droit d’un saloon de la bande dessinée «Lucky Luke».

Mais au micro, le présentateur parle un allemand à consonance autrichienne. Il raconte comment les Européens et les Européennes qui ont émigré aux États-Unis ont apporté avec eux les danses de leur pays d’origine.

À Interlaken, «le vrai Far West»

Alors que les Wild West Girls and Boys dansent sur «Old MacDonald had a farm», une chanson traditionnelle pour les enfants, le festival ressemble à une nuit de carnaval américain en Suisse. Une femme glisse à son compagnon: «C’est vraiment le Far West

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Mais revenons quelques jours en arrière. Johannes Binotto, historien de la culture, nous explique: «Les fans de John Wayne n’aiment peut-être pas l’entendre, mais le Far West n’existe que sous forme d’image nostalgique.»

Le genre cinématographique du western met en scène des fantasmes américains auxquels certaines personnes aspirent tant en Europe qu’aux États-Unis. «Les premières histoires de western sont apparues à une époque où l’Ouest non peuplé de Blancs n’existait déjà plus.»

En vue de notre visite au festival, Johannes Binotto nous suggère une question: «De quoi les gens parlent-ils quand ils évoquent l’Amérique?» À Interlaken, la réponse est souvent géographique.

Beaucoup de fans de camions pensent aux régions rurales des États-Unis. Ces personnes évoquent leur travail, par exemple, dans une ferme d’oranges en Floride. Elles parlent du Midwest où on ressentirait, d’après elles, vraiment la liberté – dans un pick-up voire dans un camion.

Ils et elles partagent leur fascination pour les États du Sud, «controversés, mais aussi très intéressants». Le Dakota du Nord ou l’Illinois sont évoqués – mais pas Chicago: «la campagne, là d’où vient la nourriture.» Sur place, presque personne n’est allé à New York.

Plus de western que de politique

Nous sommes au lendemain du débat présidentiel américain. Mais à Interlaken, la politique se résume souvent à quelques allusions. Seule une personne brandit un drapeau des États confédérés d’Amérique et dit apprécier le fait que les États du Sud ont longtemps maintenu l’esclavage. Nous lui demandons s’il est ivre, il répond que non.

Aux abords des petites et grandes scènes, les gens se trémoussent au rythme de la musique diffusée par les haut-parleurs. Professionnels et amateurs s’adonnent à la danse en ligne – sur les scènes officielles, mais également dans tous les coins et recoins du festival. Au village western, celles et ceux qui n’en ont pas encore peuvent s’acheter un chapeau de cowboy.

Des clins d’œil rappellent la vie sauvage et virile des protagonistes de westerns. L’humour est parfois grossier: «Trop de trous du cul, pas assez de balles», peut-on lire sur une plaque de tôle à l’image de Clint Eastwood. Non loin de là, un camion, plus adapté au jeune public, a été entièrement repeint à la bombe pour mettre en scène Terence Hill et Bud Spencer, deux personnages de western italien.

Un camion peint
Voici l’un des quelque 1000 camions stationnés sur ce que l’on appelle le Truck Mile. Vera Leysinger / swissinfo.ch

«Faire son propre truc aux États-Unis et en Suisse»

Johannes Binotto serait à sa place au festival, car ce spécialiste de la culture américaine, qui se promène lui-même avec un chapeau de cowboy, admet être «totalement fasciné par le pays et les récits à son sujet».

Il explique avoir acheté son premier chapeau de cowboy lorsque George W. Bush était président, ne voulant pas «laisser ces super chapeaux aux réactionnaires». Selon lui, la mythologie du Far West n’appartient pas à un camp politique. Elle est ambiguë et chatoyante.

Le fait que le plus grand festival de camions et de country européen ait lieu en Suisse ne surprend pas Johannes Binotto. Il voit en effet des similitudes dans la conception républicaine que les deux pays ont d’eux-mêmes: «L’idéal de faire son propre truc dans son propre jardin existe aux États-Unis et en Suisse», tout comme l’idée que le gouvernement et les autorités ne devraient pas s’immiscer dans la vie des gens.

Le mythe de la frontière aussi dans les Alpes suisses?

Ce désir de liberté dans une contrée non peuplée, Johannes Binotto le perçoit aussi dans les Alpes.

«Si l’on regarde où les colonies ont été fondées là-bas (aux Etats-Unis), j’ai l’impression que les gens s’y sont installés pour ne pas être avec les autres, explique l’expert. Il y a un peu de cela aussi dans les villages de montagne suisses.»

Le mythe de la frontière décrit l’exaltation des personnes qui ont quitté l’Europe pour l’Ouest américain au 19e siècle. La culture populaire et folklorique honore comme des héros celles et ceux qui se sont installés le plus tôt et le plus loin dans l’Ouest – à la frontière de ce qu’ils perçoivent comme une région sauvage.

Johannes Binotto
L’historien de la culture Johannes Binotto Ivan Engler

Plus de sécurité en Suisse

Mais à Interlaken, les fans de l’Amérique ne voient que peu de points communs entre les mentalités suisse et américaine, si ce n’est la sociabilité et la convivialité. «Ce pays m’a ému, mais je ne vois que peu de similitudes avec la Suisse», déclare par exemple Matthias Steffen, originaire de l’Emmental.

Aux États-Unis, l’échec est permis. En tant qu’entrepreneur, on peut tomber et se relever. Il y a davantage de vie et de joie de vivre, estime-t-il. «Ici, si tu tires sur un arbre le dimanche, tu as la police devant la maison», regrette Matthias Steffen, qui essaie dans sa vie de «mélanger le meilleur de la Suisse et des États-Unis». Mais il reconnaît vivre comme un «Bünzlischweizer» et ne songe pas à émigrer. «Là-bas, personne ne se préoccupe de toi.»

«Bünzlischweizer», ce terme péjoratif décrivant les Suisses conformistes, ressort à plusieurs reprises des discussions. La Suisse est ainsi considérée comme le pays des petits bourgeois, par opposition au grand pays de la liberté.

«La sécurité, tu l’as ici, la liberté, là-bas», lance Rico Meyer, qui a passé une partie de son enfance aux États-Unis. Et d’ajouter que l’on est vite considéré comme un «destructeur de l’environnement» si l’on conduit un véhicule tout-terrain en Suisse. Malgré tout, lui aussi apprécie la sécurité qu’offre le pays alpin: «Beaucoup de choses sont meilleures en Suisse, notamment l’assurance maladie et la prévoyance vieillesse.»

«La liberté vue dans les films»

Beat Ruchti, qui a connu «la liberté que l’on voit dans les films» dans le Midwest, ne pense pas non plus sérieusement à émigrer. Il «traverse l’Atlantique» chaque année et y a régulièrement des discussions politiques sur l’État social suisse, l’assurance maladie ou encore le système de retraite. «Un monde sépare la politique d’ici de celle de là-bas. La Suisse est un pays sûr», estime-t-il. Et cette sécurité, il ne veut pas y renoncer.

De nombreux visiteurs et visiteuses du «Trucker and Country Festival» d’Interlaken sont fascinés par les États-Unis et le mode de vie américain. Presque toutes les personnes avec qui nous avons discuté font cependant une distinction entre fascination et engouement – et réalité.

«God bless our Nation» («Que Dieu bénisse notre nation») est inscrit sur la plaque d’immatriculation du 4×4 de Bernd Zay, qui a été chauffeur de camion durant 31 ans. «Il aimerait bien émigrer», glisse sa femme, Tatjana Zay. Lui sourit et fait signe que non. L’occasion ne s’est jamais présentée. Son attrait pour les États-Unis s’est développé durant son adolescence, en même temps que son engouement pour les voitures.

Mais cette fascination n’est pas à sens unique. «Les rituels et les habitudes de vie sont très différents en Suisse, reconnaît Bernd Zay. Mais tout comme les Suisses sont fascinés par les États-Unis, je connais quelques Américains qui sont totalement fascinés par la Suisse.»

Cet ancien chauffeur de camion fait une observation similaire à celle de l’historien de la culture Johannes Binotto: «Les Américains cultivent une vision fantasmée de pays comme la Suisse.»

En Suisse, on entretient une image idéalisée des États-Unis. «Ces représentations fantasmées s’influencent mutuellement, affirme Johannes Binotto. Et elles ont un impact réel sur les débats de société.»

Texte relu et vérifié par David Eugster, traduit de l’allemand par Dorian Burkhalter

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