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Affaire Bettencourt: l’enquête passera par la Suisse

Liliane Bettencourt accusée d'avoir dissimulé des millions en Suisse. Reuters

Liliane Bettencourt, la femme la plus riche de France, est soupçonnée de planquer des millions en Suisse et d’avoir financé en douce des personnalités politiques, dont Nicolas Sarkozy et son ministre Eric Woerth.

Quand il était ministre du Budget, Eric Woerth a bataillé pour arracher à la Suisse une refonte de l’accord de double imposition franco-helvétique, en s’inspirant des principes en vogue : transparence et refus du secret bancaire.

Le 12 juin 2009, il paraphait ce texte à Berne avec Hans-Rudolf Merz, alors président de la Confédération. Et sans doute rêvait-il de ce moment tant attendu : la première demande d’assistance du fisc français à une autorité fiscale cantonale.

Curieux mélanges de genres

Or, il n’est désormais plus tout à fait exclu que l’une des premières requêtes françaises le concerne…de loin. Dimanche, on a appris que le procureur de la république de Nanterre, Philippe Courroye, allait ouvrir une enquête visant Liliane Bettencourt pour «blanchiment de fraude fiscale». Liliane Bettencourt: la femme la plus riche de France, qui «pèse» 20 milliards de dollars selon le magazine Forbes, et qui est au cœur d’une énorme affaire politico-financière.

Rappelons les curieux mélanges de genres qui sont au centre du scandale. Jusqu’à sa démission il y a une semaine, l’épouse d’Eric Woerth gérait la fortune de Mme Bettencourt, dans le cadre de la société Clymène. Or, sur ces milliards, plus de 80 millions d’euros seraient planqués en Suisse, dont 65 millions sur un compte à Vevey et 16 autres millions à Genève.

Une «chasse à l’homme»

Comme l’ont aussi révélé des enregistrements clandestins des conversations entre la milliardaire et le patron de Clymène, Patrice de Maistre, Mme Bettencourt finançait des campagnes de l’UMP, dont le trésorier n’est autre que…Eric Woerth. Sur le site Mediapart, qui a «sorti» l’affaire, l’ex-comptable de Mme Bettencourt révèle aussi que la milliardaire finançait régulièrement en espèces des personnalités de la droite française, dont Nicolas Sarkozy.

Une bombe. Une affaire d’Etat. Tollé à gauche, chute de Sarkozy dans les sondages, limogeage de deux ministres. Depuis deux jours, le Président tente de «déminer» le terrain pour protéger le précieux Woerth. Le Piccard, qui pratique la montagne en France comme en Suisse, est aujourd’hui ministre du Travail et chargé à ce titre de la cruciale réforme des retraites. D’où sa valeur au cœur de l’édifice gouvernemental.

A signaler que François Fillon a volé au secours de Nicolas Sarkozy. S’exprimant mardi lors d’une conférence de presse au Parlement européen, relayée par l’AFP, le Premier ministre français a dénoncé une «chasse à l’homme» et une «entreprise de déstabilisation» après de nouvelles accusations contre le ministre du Travail, Eric Woerth, sur un financement illicite présumé au profit du chef de l’Etat français. Ce dernier aurait bénéficié d’un versement en liquide illégal de 150’000 euros pour sa campagne.(Voir plus haut dans la colonne de droite)

Et en… droit helvétique

Mais revenons à l’enquête judiciaire. L’une pourrait viser, selon le quotidien Le Monde, les époux Woerth. L’autre, qu’envisage le procureur Philippe Courroye, serait donc lancée contre Mme Bettencourt pour «blanchiment de fraude fiscale».

De quoi s’agit-il? «Cela concerne celui qui tente, par des opérations juridiques complexes et donc de manière réfléchie, de soustraire de l’argent au fisc», note l’avocat fiscaliste genevois Nicolas Zambelli, spécialiste des questions franco-suisses. Pas simple de traduire ce concept en droit helvétique.

«Chez nous, on distinguait jusqu’à maintenant la soustraction fiscale – la dissimulation de recettes effectuée de façon «passive» – de la fraude fiscale, où la volonté de cacher est manifeste», rappelle Me Zambelli. Sans parler du blanchiment, qui implique, en Suisse, un élément criminel, type argent de la drogue. Hors sujet, du moins on l’espère.

La justice française et suisse

Si la procédure suit son cours, la logique voudrait donc que la justice française demande à la Suisse de vérifier l’existence de ces millions. Là, deux hypothèses se présentent. Premier cas de figure: La Suisse ratifie rapidement le nouvel accord de double imposition. On rappellera que ce texte vient d’être avalisé par les Chambres, mais qu’il doit franchir encore un obstacle de taille: un possible référendum. La droite conservatrice (Union démocratique du centre) a assuré qu’elle ne se lancerait pas seule dans cette bataille. Mais d’autres pourraient le faire.

Si l’accord est ratifié, le fisc français pourra s’adresser directement à l’autorité fiscale cantonale. «Sa demande doit être justifiée, les soupçons avérés», précise Nicolas Zambelli. L’effet est rétroactif dans la mesure où, quelle que soit la date de ratification en Suisse, la période couverte commence le 1er janvier 2010.

Second cas de figure, la Suisse ne ratifie pas l’accord. «En l’état actuel, une demande d’entraide française serait rejetée par la Suisse, estime l’avocat fiscaliste Claude Charmillot. Pour que les justices cantonales entrent en matière, il faut des soupçons de fraude fiscale: Avec faux dans les titres ou d’autres types de manipulations. Ce qui n’est vraisemblablement pas le cas.»

Hong Kong, Singapour ou l’Uruguay

Quoi qu’il en soit, les millions de l’héritière du fondateur du groupe L’Oréal ont peut-être déjà quitté la Suisse. Dans les enregistrements effectués en cachette par le majordome de Liliane Bettencourt, on entend le gestionnaire Patrice de Maistre dire à la milliardaire, à propos de ce magot: «Je suis en train d’organiser le fait de l’envoyer dans un autre pays qui sera soit Hongkong, Singapour ou en Uruguay. (…) Comme ça, vous serez tranquille…»

Un conseil avisé, en ces temps de crise du secret bancaire? «Le transfert vers Hong Kong et Singapour reflète bien une tendance, note Claude Charmillot. L’Uruguay me paraît plus insolite. J’ajouterais toutefois que ces solutions sont à courte vue. Singapour va devoir se plier rapidement aux règles de l’OCDE. Hong Kong est peut-être plus sûr, encore faut-il avoir envie de placer son argent en Chine.»

«Personnellement, ajoute Me Charmillot, j’aurais conseillé à Mme Bettencourt de s’expatrier en Suisse. Avec un bon forfait fiscal, elle paierait peut-être 10 millions de francs suisses d’impôts par an, au lieu des 40 millions d’euros qu’elle verse au fisc français.»

Si elle reste en France, c’est sans doute, estime l’avocat fiscaliste, qu’elle a négocié avec l’Etat le montant de ses contributions. Entre autres choses.

Mathieu van Berchem, Paris, swissinfo.ch

L’ex-comptable de Liliane Bettencourt a dit à la police qu’une somme de 150’000 euros en liquide avait été versée à Eric Woerth pour financer la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, a indiqué mardi 6 juillet son avocat, Me Antoine Gillot. Claire T., qui a travaillé pendant 12 ans au service de l’héritière de L’Oréal avant de quitter son poste en novembre 2008, a été entendue lundi au siège de la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDP) dans le cadre de l’enquête préliminaire sur les enregistrements clandestins.

L’ex-comptable de Liliane Bettencourt affirme aussi, selon le site Mediapart, que Nicolas Sarkozy, quand il était maire de Neuilly de 1983 à 2002, était «un habitué» de la table des Bettencourt, et «recevait aussi son enveloppe».

L’affaire Bettencourt. Le feuilleton L’Oréal est au départ une histoire de famille. Liliane Bettencourt, 87 ans, l’héritière du géant des cosmétiques (environ 30% des actions), est accusée par sa fille Françoise de dilapider l’héritage au profit d’un photographe mondain.

Enregistrements. Dans le cadre de cette saga familiale, des écoutes pirates de conversations entre la femme la plus riche de France (10 milliards d’euros) ont été réalisées. Suspectée de fraude fiscale par ces enregistrements, Liliane Bettencourt a annoncé le rapatriement de ses avoirs à l’étranger, dont un compte en Suisse.

Conflit d’intérêt. L’affaire a pris une tournure politique avec la mise en cause du ministre français du Travail Eric Woerth. Il est accusé d’être au centre d’un «conflit d’intérêts» par l’opposition de gauche. Les écoutes laissent entendre qu’Eric Woerth, ex-ministre du Budget de 2007 à mars 2010, était au courant de ces opérations dans la mesure où une partie de la fortune de Liliane Bettencourt est gérée depuis 2007 par son épouse.

Récupération. L’opposition, qui réclame une enquête judiciaire, dénonce une «collusion» entre pouvoir et grandes fortunes, un angle d’attaque récurrent de la gauche à l’encontre du président Nicolas Sarkozy à qui elle reproche sa proximité avec les grands groupes français.

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