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Les pères bâlois de la guitare électrique

Violon sur un dessin
Bâle, (l’autre) berceau du rock. Illustration de Marco Heer.

Au début du XXe siècle, Karl Schneider et Adolph Rickenbacker transforment un instrument à cordes commun en engin électrique de choc aux sonorités puissantes adaptées aux grandes scènes.

swissinfo.ch publie régulièrement d’autres articles tirés du blog du Musée national suisseLien externe consacré à des sujets historiques. Ces articles sont toujours disponibles en allemand et généralement aussi en français et en anglais.

Difficile d’imaginer la déferlante de la musique pop, dans les années 1960, sans le son caractéristique de la guitare électrique. À quoi auraient ressemblé les chansons de Led Zeppelin ou des Rolling Stones sans les amplis Marshall déversant leurs flopées d’effets et de nuances? Bob Dylan, chanteur folk américain, n’échappa pas lui non plus à la fascination pour ce nouvel instrument.

Au Newport Folk Festival, en 1965, il posa dans un coin sa guitare acoustique pour brancher, au grand dam des puristes de la musique folk, une Fender Stratocaster. Sifflé et hué par ses propres fans, il dut interrompre son set. Mais de ce jour, le célèbre auteur-compositeur-interprète se tourna de plus en plus vers la pop et le rock.

Bob Dylan à la guitare électrique: une prestation qui n’a pas plu à tout le monde. (Youtube)

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La pop est née aux États-Unis, il y a environ un siècle. Pendant les années follesLien externe, les évolutions techniques telles que le cinéma parlant, le tourne-disques et la radio permettent la diffusion rapide de nouvelles formes de musique populaire. Au croisement du jazz «noir» et de la variété «blanche», le swing voit le jour en Amérique. Joué par des Big Bands, il part à la conquête du monde entier. D’autres genres apparaissent en parallèle: musique western, country, hawaïenne… Mais les évolutions techniques ne se cantonnent pas à la diffusion de la musique: elles affectent aussi tout ce qui se passe sur scène.

On considère que la guitare électrique a été inventée par le guitariste texan George Beauchamp, qui essayait de bricoler une guitare dont le son serait suffisamment fort pour s’affirmer au sein d’un Big Band. À l’aide d’un pick-up (micro) qui captait les vibrations des cordes métalliques et les transformait en signaux électriques, le son, par le truchement de l’amplificateur, pouvait atteindre le volume souhaité. Le principe de base de la guitare électrique était posé.

Aux États-Unis, c’est à l’ingénieur Adolph Rickenbacker que l’on octroie généralement le titre de «père de la guitare électrique». Ses racines étaient suisses. Selon le registre des baptêmes, Adolf Adam Riggenbacher est né dans la vieille ville de Bâle, am Gemsberg 7, en 1887, dans une famille modeste dont le père était menuisier. En 1891, les parents et leurs trois enfants émigrèrent aux États-Unis. Le jeune Adolph, qui portait désormais le nom de Rickenbacker, créa une entreprise à Los Angeles.

En 1931, Rickenbacker mit sur le marché la première guitare électrique, appelée Frying Pan (poêle à frire) en raison de sa forme. Le brevet fut demandé en 1932, et finalement obtenu en 1937 pour les États-Unis. L’entreprise ne tarda pas à fournir des guitares portant le label «Rickenbacker» aux magasins de musique de tout le pays. Elle existe toujours, à Santa Ana, en Californie. Ce n’est qu’à partir de 1936 que Rickenbacker fut concurrencé par la Gibson Guitar Corporation, qui lança une guitare électrique de fabrication industrielle.

Avant la Seconde Guerre mondiale, les premiers Big Bands de jazz américains se produisent jusque dans les salles de concert et les clubs des métropoles européennes. Dans la vieille ville de Bâle, non loin de là où Rickenbacker a vu le jour, Karl Schneider, jeune luthier de la boutique Musikhaus Meinel, a pour la première fois entre les mains une guitare électrique américaine. Fasciné par la technique et le son plein de l’instrument, il commence à faire lui-même des tests avec des micros. La guitare électrique ne le lâchera plus.

Femme assise sur les genoux d'un homme et écoutant un gramophone posé sur une table
La musique venue des États-Unis fascinait le jeune Karl Schneider et sa femme, Marie Wenk. Archives Karl Schneider

Les débuts d’un luthier

Karl Schneider est né en 1905 à Heilbronn. Son père était maître brasseur, et la famille déménageait sans cesse: de Heilbronn à Mulhouse, puis dans le Jura suisse, à Porrentruy, avant de retourner en Allemagne, à Oggersheim. Les changements de domicile et de langue portent préjudice à l’éducation des trois enfants.

Après le décès du père en 1918, causé par un accident du travail, la famille s’établit à Lörrach-Stetten, près de la frontière suisse. Le jeune Karl s’intéresse à tout ce qui a trait à la technique. Il veut devenir ingénieur, mais son parcours scolaire et la situation financière de la famille ne permettent pas d’envisager des études. Un oncle de Karl, violoncelliste à Berne, repère les talents manuels du jeune garçon. Il lui trouve une place d’apprenti luthier chez le fameux maître luthier Paul Meinel, à Bâle.

En 1923, Schneider achève son apprentissage – et reste dans l’atelier de son maître jusqu’au décès de celui-ci, en 1928. Le gendre de Meinel, le marchand de musique Hugo Schmitz, reprend la boutique située dans la Steinenvorstadt et agrandit l’atelier de lutherie pour en faire un magasin, le Musikhaus Meinel, où Schneider est désormais le seul facteur d’instruments.

Luthier assis en train de travailler dans son atelier
Karl Schneider, jeune luthier dans l’atelier de Paul Meinel à Bâle, vers 1928. Archives Karl Schneider

Pendant la crise des années 1930, la demande d’instruments à cordes frottées s’effondre. Cherchant à diversifier ses activités, Karl Schneider commence à fabriquer des guitares. Il conçoit des modèles de guitares classiques, jazz, hawaïennes qu’il fabrique au Musikhaus Meinel et vend sous la marque «Grando» de son chef.

Vers la fin des années 1930, un guitariste américain cherche de l’aide à Bâle pour faire réparer sa guitare électrique. Il trouve son salut au Musikhaus Meinel. Karl Schneider profite de la réparation pour examiner de près l’instrument venu d’Amérique, probablement une Gibson ES-155. Peu après, les premières guitares électriques Grando, qui à y regarder de près présentent certaines ressemblances avec leurs cousines américaines Gibson, font leur apparition dans la devanture du magasin. Ces modèles Grando de Bâle sont considérées comme les premières guitares électriques à avoir été commercialisées en Europe.

Guitare électrique de jazz ancienne
Guitare jazz électrique Grando datant des années 1930, fabriquée par Karl Schneider. Archives Karl Schneider

Schneider continue à bidouiller et peu à peu, la décision de se mettre à son compte s’impose. En 1945, enfin, il fonde à Riehen sa propre société, la Firma K. Schneider Instrumentenbau. Plein d’enthousiasme, le jeune entrepreneur crée toute une gamme de modèles acoustiques et électriques qu’il commercialise sous la nouvelle marque «Rio». En effet, il ne peut plus utiliser la marque Grando, qui appartient à son ancien patron.

Karl Schneider continue à perfectionner ses modèles, leur apporte des améliorations techniques, et cherche à obtenir la meilleure qualité possible. Ses guitares jazz ont toutes une tige en métal dans le manche, ce qui leur permet de résister à la tension des cordes et évite que le manche ne s’incurve petit à petit.

Prospectus pour un guitare ancienne
Prospectus pour les guitares Rio de 1949. Archives Karl Schneider

Le succès commercial ne se fait pas attendre. Les instruments sont distribués dans des magasins de musique de tout le pays et dans les régions proches des pays voisins. Même si dans l’après-guerre, la vente d’instruments de musique est soumise à l’impôt sur le luxe, la demande de guitares de Riehen augmente rapidement. En 1945, afin d’avoir suffisamment de place pour ses activités et sa petite famille, un ensemble composé d’une habitation et d’un atelier est construit en périphérie de Riehen. En 1947, un premier employé est embauché.

La diffusion de la musique pop dans l’Europe de l’après-guerre contribue à rendre les affaires florissantes. Une vague de styles nouveaux venus des États-Unis, comme la musique hawaïenne, country et western, déferle sur le Vieux Continent. À Bâle, on voit se former plusieurs groupes de jazz ou de musique hawaïenne, dont les guitares électriques hurlantes savent se faire apprécier dans les clubs et les événements publics. Citons par exemple les Hula-Hawaiians, un groupe à succès qui jouait en partie avec des guitares et des ukulélés de Riehen. Des jazzmen célèbres s’emparent aux aussi, à l’occasion, de guitares électriques Rio, comme Django Reinhardt.

Guitariste de jazz en train de jouer tout en fumant
Django Reinhardt à l’Aquarium Jazz Club de New York, vers 1946. Wikimedia

Dans les années qui suivent la création de l’entreprise, il faut agrandir à plusieurs reprises les locaux pour répondre aux exigences de l’activité, en pleine expansion. Dans les années 1960, la production passe à 1000 instruments par an. L’évolution des guitares Rio suit celle des styles musicaux. Karl Schneider adapte leur forme et leurs couleurs aux tendances du moment, et sait se montrer attentif aux souhaits individuels. Comme ceux des Minstrels, qui enregistrent leur tube «Grüezi wohl, Frau Stirnimaa» avec des instruments de Riehen.

Même les Minstrels ne juraient que par les instruments de Karl Schneider. (Youtube)

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Après le choc pétrolier de 1973, le contexte économique devint de moins en moins favorable à la fabrication d’instruments de musique en Suisse. Des produits asiatiques à bas prix commencèrent à concurrencer la fabrication helvétique. D’autre part, le coût des bois tropicaux utilisés augmenta. Malgré tous les efforts de Schneider pour rationaliser la production en recourant à des machines, les marges de vente s’étiolèrent. En 1982, on cessa de fabriquer des guitares à Riehen.

Après avoir transmis son entreprise à sa fille et à son gendre, Karl Schneider décida de retourner aux sources et fabriqua des violons jusqu’à son décès, en 1998 – dans un cadre restreint, dans un petit atelier situé dans sa maison.

Homme assis tenant un violon
Après avoir pris sa retraite, Karl Schneider se tourna de nouveau vers la fabrication de violons. Photo prise en 1977. Archives Karl Schneider

Andrej Abplanalp est historien et chef de la communication du Musée national suisse.

L’article original sur le Blog du Musée national suisseLien externe

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