Le credo d’une agriculture ouverte et innovante
L’agriculture suisse subit l’ouverture des marchés à reculons. Nouveau directeur de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) à partir du 1er juillet, Bernard Lehmann considère pour sa part qu’elle doit saisir sa chance à l’étranger, tout en misant sur la durabilité. Interview.
Professeur d’économie agricole à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), fils et frère d’agriculteurs, cet ancien de l’Union suisse des paysans s’est longtemps consacré à la recherche et l’enseignement. A 57 ans, il reprend un poste exposé à un moment chaud.
swissinfo.ch: Quelle sera votre priorité à la tête de l’OFAG?
Bernard Lehmann: Je reprends la direction de l’OFAG dans un contexte de révision de la loi sur l’agriculture, qui va régler et réformer les paiements directs, avec une entrée en vigueur en 2014. Ce sera une de mes priorités.
Certains groupes puissants s’opposent à l’ouverture de l’agriculture suisse au marché européen. D’autres estiment qu’à long terme, on devra passer par là. Ce sera une autre priorité. Je pense qu’il faut préparer l’agriculture. Moins par des pressions et des menaces, comme cela a été fait pendant vingt ans, qu’en donnant envie aux professionnels d’adapter davantage leurs structures, leur portefeuille ou le positionnement de leurs produits. Il faut que l’ouverture à venir fasse à la fois plus envie, moins mal et moins peur.
swissinfo.ch: Les députés viennent justement de demander l’arrêt des négociations avec l’UE sur un futur accord de libre-échange agricole. Cela vous inquiète-t-il?
B.L.: Ensemble avec le conseiller fédéral Schneider-Ammann, nous essaierons de trouver une voie au milieu de ces champs de tensions très divers. (…) Le Conseil national [Chambre basse du Parlement] a demandé au Conseil fédéral [gouvernement] de stopper ces négociations et l’autre chambre en débattra ultérieurement.
Compétent en la matière, le gouvernement décidera en fin de compte de la façon de tenir compte de ces demandes. Les décisions des deux chambres influenceront celles du Conseil fédéral. Mais en l’état, l’objectif à long terme est donné. A l’avenir, il s’agira de mieux gérer cette transition, qui sera peut-être plus longue que prévu.
swissinfo.ch: L’agriculture suisse a-t-elle réellement vocation à exporter, comme d’autres secteurs de l’économie?
B.L.: Oui. Cette agriculture a des potentialités et des forces. On ne peut pas exporter de la matière première. Cela doit se faire avec les secteurs de la transformation – la mise en valeur des produits et la confection de produits qui soient intéressants pour le consommateur étranger. Mais je pense qu’il existe des possibilités bien plus importantes que celles que nous exploitons aujourd’hui. Bien sûr, cela n’ira pas sans innovations ni efforts.
Dans le sens contraire, la Suisse importera aussi des produits «low budget». Les Suisses consomment aussi ce type de produits et il n’y a rien de paradoxal là-dedans.
swissinfo.ch: Quelles sont ces forces que l’agriculture suisse peut faire valoir à l’étranger?
B.L.: Le consommateur européen et global est toujours plus conscient des risques à consommer des produits anonymes ou trop bon marché. Le positionnement des produits suisses repose sur des programmes environnementaux et sanitaires très restrictifs. Mais les contraintes d’aujourd’hui sont les standards de demain. Et l’investissement des agriculteurs suisses correspond à la conquête avant les autres d’une place sur le marché.
swissinfo.ch: A l’étranger, l’agriculture suisse est souvent perçue comme étant surprotégée. Est-ce justifié?
B.L.: Si on compare la Suisse à des pays proches comme la France et l’Allemagne, nos exploitations agricoles et nos parcelles sont plus petites. Notre paysage est beaucoup plus fractionné. Ce qui coûte cher. Mais le contribuable suisse est disposé à payer pour conserver la qualité de ce paysage.
C’est pour cette raison d’ailleurs que dans le nouveau concept de paiements directs, des paiements soutiennent de manière explicite la qualité du paysage. Plus l’agriculteur fournira d’efforts pour la conservation du patrimoine et la diversité du paysage, mieux il sera rémunéré. Ce paiement sera économiquement efficace tant qu’il correspondra à une demande de la société.
swissinfo.ch: Ses coûts aussi font que l’agriculture suisse ne sera jamais concurrentielle face aux grands pays agricoles. Comment justifier alors la poursuite de la libéralisation et de la mondialisation dans ce secteur?
B.L.: Il faut voir les avantages de cette concurrence globale, qui ravive l’esprit d’entreprise et d’innovation, alors que le protectionnisme le paralyse en protégeant tout, sans discrimination.
La mondialisation induit un réflexe de différenciation – pour éviter de devoir livrer dans l’océan du marché de masse, on mise sur des produits spécifiques. Auparavant, celui qui était protégé avait droit à un meilleur prix sans forcément produire du prémium. Dorénavant, celui qui produira du prémium obtiendra un meilleur prix.
Mais la machine économique doit être maitrisée aussi, selon des critères de durabilité économique, écologique et sociale. En Suisse, je crois qu’on a beaucoup fait pour que l’écologie et le social soient respectés.
swissinfo.ch: Vous parlez d’écologie, vous-mêmes, mangez-vous bio?
B.L.: A 30 ou 40% dans notre ménage. Mais en tant que scientifique, il est très difficile d’argumenter d’un bloc pour ou contre le bio. Le bio a des aspects intéressants, d’autres plus délicats. Dans le monde, par exemple, trois milliards de ménages s’occupent d’agriculture. 2,5 milliards sont bio par défaut, n’ayant pas l’argent pour acheter engrais et pesticides.
Lorsque mes collègues analysent les terres de ces exploitations – au Sahel notamment – ils constatent que leurs sols se dégradent. Les paysans n’ont pas assez de fumures et une partie de la biomasse quitte les campagnes avec la vente des produits en ville, où beaucoup de gens ont migré. A terme, le bio crée donc un problème.
Beaucoup de gens achètent bio parce qu’ils l’associent à une agriculture plus humaine, plus artisanale. Pour moi, agriculture biologique et agriculture conventionnelle doivent dépasser leur propre dogme et combiner leurs avantages. Et ne me demandez pas quel rôle le génie génétique doit jouer dans tout cela. Je ne sais pas. Et je vous avoue être un peu inquiet à ce sujet parce qu’en Suisse, nous devrons décider dans quelques mois de la suite du moratoire sur les OGM.
D’un point de vue économique, je vois la situation ainsi, en laissant de côté la question de la santé: les industries de ce secteur ne sont pas parvenues jusqu’ici à démontrer que l’avantage économique de cette technologie mérite que nous perdions un marché. Car nous montrer réticents en matière d’OGM pourrait permettre aux producteurs suisses de conquérir des marchés intéressants.
Poids. L’agriculture suisse, qui occupe plus du tiers du territoire suisse, fait directement vivre moins de 3% de la population et entre pour à peine 1% dans le PIB.
Alimentation. Les paysans suisses produisent environ 60% de ce que mangent les habitants et le bétail sur le plan national.
Ecolo. Environ 10% des exploitations agricoles suisses misent actuellement sur le bio.
Politique. L’agriculture et la sylviculture est le quatrième groupe professionnel le plus représenté au Parlement suisse.
Depuis l’introduction des paiements directs il y a vingt ans – 2,8 milliards de francs sont versés aux agriculteurs chaque année – la politique des prix et des revenus est découplée de la production et des gains des paysans.
Le système des paiements directs est actuellement en cours de remodelage. Le gouvernement a soumis un projet aux milieux intéressés jusqu’à la fin juin. Il prévoit cinq types de paiements:
Les contributions au paysage cultivé pour le maintien d’un paysage rural ouvert
Les contributions à la sécurité de l’approvisionnement pour le maintien de la capacité de production dans le cas d’impasses
Les contributions à la biodiversité pour le maintien et la promotion de la biodiversité
Les contributions à la qualité du paysage pour la préservation, la promotion et le développement de la diversité des paysages cultivés
Les contributions au bien-être des animaux pour l’encouragement de conditions de garde des animaux allant au-delà des exigences de la loi sur la protection des animaux.
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