«Le gouvernement suisse a peur du peuple»
La position nébuleuse du Conseil fédéral sur la question européenne paraît invraisemblable à Roland Bieber.
Pour le directeur du Centre de droit comparé et européen de Lausanne, la tâche d’un gouvernement est justement d’adopter des positions claires. Interview.
Officiellement, l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne (UE) n’est pas à l’ordre du jour. Le Conseil fédéral (gouvernement) entend d’abord mener à terme les négociations bilatérales. Ensuite, il procédera à une évaluation avant de commencer à discuter d’une adhésion.
Celle-ci n’en reste pas moins un but stratégique, mais un but qui ne fait plus partie du programme de législature 2004-2007. La demande d’adhésion déposée en 1992 ne sera pas retirée pour autant. Elle reste simplement «gelée».
Pour le professeur Roland Bieber, directeur du Centre de droit comparé et européen de l’Université de Lausanne, une position aussi hésitante est tout simplement inacceptable.
swissinfo: La politique de la Suisse envers l’UE est peu claire et contradictoire. Vous attendez-vous à des clarifications dans les prochaines années?
R.B.: La position de Berne par rapport à Bruxelles est effectivement très difficilement compréhensible. Tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, la Suisse n’ose pas dire clairement qu’elle veut toujours adhérer et qu’elle fait même des efforts dans ce sens.
Au lieu de ça, elle évite d’évoquer le sujet à l’intérieur et à l’extérieur, elle affiche sans enthousiasme une volonté d’adhérer à long terme.
Selon moi, tout ceci devient de moins en moins crédible et même contre-productif. Avec ce genre de politique, plus personne dans l’UE n’arrive encore à prendre la Suisse au sérieux. Et cela n’est pas seulement vrai pour une adhésion future, mais même pour les négociations actuellement en cours.
Nous verrons bien lors de la publication de son rapport intermédiaire si le Conseil fédéral fait preuve d’un peu plus de courage qu’il n’en a montré aux cours des dix dernières années.
swissinfo: Le gouvernement manquerait-il de caractère, d’autorité dans la conduite de ses affaires?
R.B.: Le Conseil fédéral n’a pas le courage d’adopter une position politique claire. Le gouvernement et la majorité politique de ce pays vivent dans une peur constante du peuple. Et s’agissant d’une question aussi difficile que l’adhésion à l’UE, c’est une catastrophe.
En Norvège, par exemple, le gouvernement a annoncé très nettement qu’il voulait l’adhésion. Certes, il a échoué deux fois devant le peuple, mais il n’a pas changé de position pour autant.
C’est ce type d’attitude que j’attendrais des responsables politiques suisses.
swissinfo: Depuis quelques temps, les milieux économiques ne poussent plus non plus à l’adhésion. Est-ce que la Suisse ne ferait dès lors pas mieux de retirer la demande déposée à Bruxelles?
R.B.: La situation actuelle est extrêmement insatisfaisante, pleine de contradictions et nuisible pour la réputation de la Suisse. Toutefois, retirer la demande d’adhésion serait une erreur.
Nous perdrions ainsi notre dernier point d’attache avec l’UE et il faudrait alors tout recommencer à zéro.
swissinfo: Croyez-vous que le gouvernement et la majorité politique de ce pays veulent vraiment que la Suisse adhère à l’UE?
R.B.: On peut effectivement en douter. D’un côté, la Suisse aimerait bien profiter des avantages que confère le statut de membre. Et de l’autre, on aimerait éviter autant que possible les risques et les incertitudes.
Pour moi, faire de la politique, ce n’est pas ça. Il faut aussi avoir un peu de courage.
swissinfo: Pourtant, la Suisse semble parfaitement se contenter de faire cavalier seul…
R.B.: La Suisse se comporte un peu comme un vieil homme qui vivrait au dernier étage d’un immeuble locatif et qui ne voudrait pas que les voisins le dérangent.
Il ne cesse de se plaindre du bruit et du désordre dans la maison et fait sans arrêt la leçon à ses voisins. Mais en réalité, il ne veut qu’une chose: qu’on le laisse en paix.
Les Suisses devraient prendre conscience qu’ils vivent dans la maison Europe et qu’il leur sera très difficile de déménager. Ils sont des Européens parfaitement ordinaires, avec tout au plus quelques particularités constitutionnelles.
Ce pays doit cesser de se croire meilleur que les autres. Les Suisses n’ont pas de modèle politique ou social particulier. Ils font les choses exactement comme on les fait dans les autres pays industrialisés.
swissinfo: …mais ils peuvent en décider eux-mêmes. Or, l’adhésion à l’UE signifierait la mort du droit d’initiative et de référendum tels que la Suisse les connaît…
R.B.: Il est vrai qu’il faudrait renoncer à certaines traditions. Mais l’UE prend de moins en moins ses décisions sous forme d’ordonnances rigides, directement applicables dans le droit des pays membres.
La plus grande partie du droit communautaire prend aujourd’hui la forme de lignes directrices, que chaque Etat doit intégrer de manière autonome à son droit national. Ce qui laisse pas mal de marge de manœuvre.
De plus, en tant que pays membre, la Suisse ne se contenterait plus de s’adapter à ce que les autres ont décidé à Bruxelles, mais elle participerait de plein droit à ces prises de décisions.
J’ai de la peine à comprendre pourquoi un Etat aussi fort que la Suisse n’est pas prêt à participer à une telle union. Il ne s’agit pas d’une simple pesée d’intérêts économiques. C’est aussi une question politique.
En outre, il s’agit de l’avenir de l’Europe toute entière. La Suisse n’est pas uniquement responsable de son propre bien-être, mais elle doit se sentir concernée par celui du continent entier.
Donner de bons conseils un peu partout dans le monde et dispenser un peu d’aide au développement, aujourd’hui, cela ne suffit plus.
swissinfo: En Suisse, les objets relatifs à la politique extérieure ont du mal à passer auprès du peuple. La démocratie directe serait-elle un frein à l’ouverture?
R.B.: Elle peut l’être en effet. C’est un problème structurel propre à la Suisse et chacun peut le comprendre. Mais il ne faut pas déclarer le combat perdu avant même de l’avoir commencé.
Concernant l’Europe, j’ai l’impression que les responsables politiques se disent d’emblée: «pas question de ressortir le sujet avant dix ans».
Ils feraient mieux de se dire: «si le peuple a dit non une fois, cela ne signifie pas pour autant que nous devions renoncer à l’informer et à tenter de le convaincre».
Le comportement du Conseil fédéral et de la majorité politique est totalement paradoxal. Pour moi, il n’est pas dicté par le respect de la démocratie, mais par la peur de la démocratie.
swissinfo: Dans une étude sur les intégrations différenciées en Europe, vous avez cherché à savoir s’il y aurait une voie médiane pour la Suisse entre adhésion et non-adhésion. Cette voie existe-t-elle?
R.B.: Le modèle de l’intégration différenciée ne vaut pas pour la Suisse. Si elle avait voulu ce genre de rapprochement partiel, elle aurait dû choisir l’Espace économique européen. C’était le seul modèle possible.
Aujourd’hui, l’Union est plus avancée qu’elle ne l’a jamais été. Elle ne peut plus se permettre de créer un statut particulier pour la Suisse, ni pour aucun autre pays industrialisé.
swissinfo: Donc, aucun statut particulier pour la Suisse, même dans une Union élargie. La notion d’«Europe à plusieurs vitesses» est pourtant sur toutes les lèvres…
R.B.: Non, pas de statut particulier. Ni pour la Suisse ni pour les dix nouveaux Etats membres. Concernant ces derniers, les choses ont été clairement posées dès le début des négociations.
Ce qui est envisageable en revanche, c’est que certains pays renoncent à participer dans des domaines politiques bien précis et nouvellement définis, comme la sécurité ou la politique étrangère.
Mais toute adhésion doit être une adhésion totale. L’acquis communautaire n’est pas négociable.
Ce qui me paraît évident, ce sont les très grands égards avec lesquels l’Union traite ses membres. A partir du moment où un pays – qu’il soit grand ou petit, riche ou pauvre – a décidé d’en faire partie, il se verra accorder toutes les conditions particulières possibles.
Et il est clair que ceci jouerait également pour la Suisse. Mais pour en profiter, il faudra se décider à faire le pas.
Interview swissinfo, Katrin Holenstein
(traduction et adaptation, Marc-André Miserez)
– Né en Allemagne, Roland Bieber (62 ans) a été notamment professeur à l’Université européenne de Florence, professeur invité à l’Université de Caroline du Nord (Etats-Unis) et conseiller juridique auprès du Parlement européen de 1986 à 1991.
– Il a également été conseiller pour la Conférence intergouvernementale de l’UE qui a conduit en 1997 à la signature du Traité d’Amsterdam. Ce texte prévoit pour la première fois que les pays membres qui veulent avancer plus rapidement vers l’intégration ont le droit de collaborer plus étroitement dans certains domaines.
– Aujourd’hui, Roland Bieber dirige le Centre de droit comparé et européen de l’Université de Lausanne.
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