Malaise à l’université
Le oui du peuple suisse à l’initiative de l’UDC «contre l’immigration de masse» touche la recherche de plein fouet. Et porte atteinte à la norme de l’universalisme qui fonde le système scientifique.
Avant la votation du 9 février 2014, lors de laquelle les citoyens helvétiques ont accepté l’initiative populaire de l’UDC «contre l’immigration de masse», le monde scientifique est resté discret. Mais depuis le oui et la réaction de l’Union européenne (UE) qui exclut la Suisse de ses grands programmes de recherche, l’indignation est de mise. Et l’on s’insurge contre ce verdict du peuple qui compromet l’avenir de notre pays en tant que place de recherche. Le credo est un peu partout le même: la place scientifique suisse est menacée, car une bonne science et une bonne recherche ont besoin de réseaux internationaux et de coopération. A noter que «réseau» et «international» sont avant tout des slogans dont se pare volontiers l’activité scientifique mondialisée. Même le scientifique qui, à force de réseautage, court d’un congrès à l’autre et ne trouve plus le temps de faire de la recherche, souligne à quel point le «réseautage international» est important pour son travail.
Urs Hafner
Urs Hafner est rédacteur scientifique auprès du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS). Ce texte a été publié pour la première fois dans HorizonsLien externe, le magazine suisse de la recherche scientifique.
«La science internationalisée est perçue comme excellente en tant que telle, indépendamment de ses performances», explique Marcel Weber, spécialiste en philosophie des sciences à l’Université de Genève. Pour les scientifiques, se profiler autant que possible au niveau international serait donc le moyen efficace et flatteur d’accéder au pouvoir et à l’argent dans leur domaine. Mais le chercheur fait aussi valoir que le prestige international ne sert pas seulement à satisfaire la vanité. La reconnaissance par les pairs joue un rôle important dans l’autogestion de la science. Le prestige serait donc comme une monnaie d’échange, débouchant sur une «allocation optimale des ressources».
Et, en tant que tel, il fait partie intégrante de la raison scientifique. Bettina Heintz, spécialiste en sociologie des sciences à l’Université de Lucerne, dit ne pas pouvoir souscrire mot pour mot à l’affirmation selon laquelle le réseautage international serait indispensable pour la recherche scientifique. «La formule évacue les différences techniques entre sciences naturelles et sciences humaines», relève-t-elle.
La physique expérimentale ou la biologie moléculaire sont, par exemple, deux disciplines hautement spécialisées, et la complexité des appareillages qu’elles nécessitent les contraint à une coopération internationale impliquant une division du travail. Les sciences humaines, en revanche, dépendent moins de la coopération. Pour l’historienne ou le germaniste, l’échange personnel avec des collègues de l’étranger est important et enrichissant mais, finalement, ils sont souvent seuls lorsqu’ils rédigent leurs travaux. Si l’accès aux textes des collègues est donc indispensable, la coopération dans le cadre d’une association de recherche, elle, ne l’est pas.
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Potentiel de connaissances
Toutefois, pour Bettina Heintz, il ne faut pas que les différences entre les disciplines soient comprises comme un refus du contact transfrontalier entre les sciences. Au contraire, affirme-t-elle, chaque chercheur doit avoir théoriquement l’opportunité d’entrer en rapport avec d’autres scientifiques dans le monde afin de pouvoir exploiter le potentiel existant de connaissances et d’expériences. A ce propos, elle rappelle que le système des sciences est fondé sur la «norme de l’universalisme», formulée par le sociologue américain Robert King Merton.
La dynamique des sciences transcende les frontières géographiques. Ce phénomène peut être observé dès ses débuts, au bas Moyen Age et à la Renaissance, lorsque les premières universités ont été fondées. Thomas d’Aquin, Albert le Grand et d’autres avaient fait leurs études et enseignaient dans les universités et les écoles conventuelles de Bologne, de Padoue, de Paris et de Cologne, rappelle Michael Hagner, historien des sciences à l’EPFZ. L’orientation de l’Université de Göttingen, première université moderne de recherche fondée au début du XVIIIe siècle, était internationale, elle aussi. La science n’a jamais été aussi cosmopolite qu’au moment de la «République des Lettres» du Siècle des Lumières, ni avant ni après. Dans toute l’Europe, les savants correspondaient entre eux en latin et en français, les langues scientifiques de l’époque.
«Raison locale et limitée»
A l’inverse, les systèmes scientifiques isolés de leur environnement ont stagné ou se sont atrophiés. Michael Hagner cite l’exemple de l’Université de Tübingen qui, au XVIIe siècle, léguait ses chaires aux dignitaires locaux. Avec, pour résultat, l’avènement d’une «raison locale et limitée». Pour le XXe siècle, l’historien cite les cas bien étudiés de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique. Des dictatures totalitaires où seules les disciplines qui stabilisaient le système étaient productives, notamment les disciplines technologiques et militaires. En Allemagne, notamment, la bactériologie, qualifiée de «science juive», avait été reléguée à l’arrière-plan. Et même après le national-socialisme, l’histoire des sciences a végété en vase clos dans ce pays pendant des décennies, avant de s’ouvrir dans les années 1980 au monde anglo-américain.
Selon Michael Hagner, même les exemples d’isolement intellectuel, a priori fructueux, confirment la thèse selon laquelle la science a besoin de l’échange. Une fois à la retraite, le philosophe allemand Hans Blumenberg a certes produit une oeuvre colossale après s’être complètement coupé du monde. Mais il n’y serait pas arrivé si, en tant que jeune savant, il n’avait pas pu glaner des expériences au-delà d’un système scientifique fermé. Il en va de même pour Marcel Proust qui n’a écrit sa légendaire «Recherche» que dans la seconde moitié de sa vie. Enfin, Marcel Weber indique qu’Emmanuel Kant et Gregor Mendel, considérés comme des génies solitaires, entretenaient des échanges nourris avec d’autres savants et que, sans eux, ils ne seraient jamais parvenus à leurs concepts pionniers.
La votation du 9 février ne rompt pas tous les liens entre les scientifiques travaillant en Suisse et leurs collègues de l’étranger. Mais le dommage provoqué par le verdict du peuple risque de ne pas se limiter aux millions qui vont à présent manquer aux hautes écoles qui ont reçu beaucoup d’argent de Bruxelles au cours des dernières années. Avec le principe rigide des contingents prévu par l’initiative et qui concerne aussi les pays de l’UE, notre pays s’apprête à introduire dans ses universités une «protection des espèces pour les Suisses», déplore Bettina Heintz. Le système des contingents existant déjà pour les ressortissants non européens, la nationalité passe désormais définitivement avant la qualité.
Le principe des contingents ne porte pas seulement atteinte à la norme de l’universalisme, mais aussi à l’intégrité des scientifiques étrangers qui sont maintenant marginalisés. Parmi ceux qui vivent en Suisse depuis longtemps, certains se sentent d’ailleurs mal à l’aise depuis le 9 février dernier. «Je mentirais si je disais que ce n’est pas le cas», admet Michael Hagner.
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