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Skier au pays du contrôle total

La propagande du régime va jusqu'au sommet des pistes. Patitucci Photo

A priori, la Corée du Nord est le dernier endroit au monde où l’on aurait envie de faire du ski. Pourtant, dans la seule station du pays, les adversaires traditionnels peuvent, au moins pour quelques jours, se sourire. C’est une bonne chose, non?

Comme la vapeur qui soulève le couvercle d’une marmite, l’anxiété s’échappe en volutes dès que notre bus se met en route pour quitter Pyongyang. L’étrange réalité vécue pendant ces cinq premiers jours en Corée du Nord commence enfin à se dissiper, de plus en plus, même, au fur et à mesure des kilomètres parcourus vers un monde encore plus étrangement familier. Nous sommes en route pour Masik Ryong, la station de ski la plus exotique du monde.

En appuyant ma tête contre la fenêtre du bus, je vois les gratte-ciel de la capitale rapetisser derrière les collines. Des silhouettes solitaires marchent péniblement à travers les champs saupoudrés de neige, se dirigeant vers des vergers squelettiques qui se couvriront de poires au printemps. Un soldat descend, sur un vélo rudimentaire, le long d’une petite route en béton, son fusil d’assaut se balance dans le panier d’osier accroché au guidon..

Il était difficile d’imaginer que skier en Corée du Nord pourrait avoir un quelconque intérêt. Quatre d’entre nous avaient toutefois signé pour faire partie d’un groupe plus grand à destination de Pyongyang et de ses environs.

Mi-février, le pays célèbre ce qui aurait été le 73e anniversaire de Kim Jong-il, le leader décédé en 2011. Pour l’occasion, des danses fleuries, des expositions florales et des spectacles de danse synchronisée ont lieu un peu partout.

Les Nations Unies ont publié un rapport de 372 pages le 17 février, jour anniversaire de Kim Jong-il (qui aurait eu 73 ans selon son certificat de naissance soviétique, 72 selon les Nord-Coréens). Ce rapport passe pour être le plus fouillé sur l’Etat le plus isolé du monde. Son seul allié, la Chine, l’a officiellement rejeté le 17 mars. Et pour Pyongyang, le texte n’est qu’un tissu de mensonges.

Le rapport dénonce notamment les avortements forcés et une sous-alimentation délibérée. Il donne des exemples de justice arbitraire, comme celui de cet homme, condamné à un camp de travail pour avoir abîmé une photo de Kim Jong-il imprimée dans un journal qu’il utilisait pour essuyer un liquide renversé.

En revanche, sur place, nous avons vu des femmes se déplacer en bicyclette, alors que le rapport affirme que cette pratique est interdite à la gent féminine.

Le 28 mars à Genève, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a demandé que le Conseil de sécurité se saisisse de la question des crimes contre l’humanité en Corée du Nord afin de mettre fin à l’impunité. Une résolution en ce sens, soutenue par l’Union européenne et le Japon, a été adoptée.

Fascinante visite que celle du mausolée, faiblement éclairé, consacré au grand leader. La propagande du Musée de la Guerre de Libération Patriotique fait état des crimes perpétrés par les Etats-Unis, agresseurs impérialistes. Peu après, je me suis presque étouffé avec une soupe épicée. Premiers contacts avec la réalité du pays.

Un touriste australien vient en outre d’être détenu pour avoir soi-disant distribué du matériel chrétien dans un pays qui n’a aucune tolérance pour le christianisme. Un membre de notre groupe a été accusé, à tort, d’avoir falsifié son visa pour pouvoir rester plus longtemps.

J’avais pu entrer au pays de Kim Jong-un avec un visa de touriste. Mes contacts nord-coréens m’avaient assuré que c’était en ordre, puisque je voyageais davantage en tant qu’écrivain-voyageur qu’en tant que journaliste d’investigation. Toutefois, j’ai dû me mordre la langue, m’incliner devant les statues et feindre la révérence lorsqu’on m’a dit à quel point les grands leaders aimaient leur peuple. Bientôt, un nouveau rapport des Nations unies montrerait, détails horrifiants à l’appui, à quel point cet «amour» pouvait être brutal.

Et voilà maintenant que nous sommes en route pour aller skier! A 175 kilomètres à l’est de Pyongyang, près d’une ville côtière nommée Wonsan, la station de ski Masik Ryong Ski Resort a officiellement été inaugurée le jour du Nouvel An, lorsque le maréchal Kim Jong-il – avec son bonnet en fourrure – est monté au sommet de la piste 6 et a décidé que sa création était «impeccable».

«Un miracle»

Des légions de «soldats-bâtisseurs» de l’Armée du peuple coréen ont taillé onze pistes orientées au nord sur les collines couvertes de bouleaux du Mont Taehwa, qui culmine à 1362 mètres d’altitude. Au pied des pistes, on trouve deux hôtels en forme de trapèze de 120 chambres, une piscine, un bar karaoké et de charmants restaurants servant du saumon parsemé de fougères au vinaigre piquées de graines de sésame et de juteuses tranches de bœuf.

Oublions que des millions de Nord-Coréens souffrent de malnutrition et n’ont pas d’électricité. Il n’a fallu qu’une année pour construire ce «miracle de construction socialiste». Mais une question reste dans l’air: pourquoi donc avoir construit cette station de ski. Pourquoi?

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La chose semble idiote, mais pourtant, tandis le bus bringuebale, la réalité est convaincante. Après une semaine d’anxiété sur ce qu’il fallait et ne fallait pas faire, nous voilà dans le monde bien connu de la neige et de la gravité. Les questions se bousculent dans nos esprits. La station sera-t-elle réservée à une élite? Est-ce une sorte de plan sophistiqué pour soutenir le régime? Quels touristes seront assez fous pour vouloir venir ici?

Je n’ai pas les réponses à ces questions. Mais à peine mes yeux tombent sur les pistes que l’espoir se met à battre dans mon cœur. Si quelque chose peut injecter de la lumière dans la pierre, c’est bien le désir, universel, de jouer.

Au sommet!

Il neige un peu ce premier matin. Dans la lumière d’avant l’aube, une douzaine d’hommes, bien alignés, ont méthodiquement nettoyé les routes et les sentiers avec d’épais balais. Un écran géant, de la taille d’un panneau d’affichage, hurle de la musique populaire tandis que des vidéos de fleurs, de vagues et de missiles incandescents traversent l’écran. Les pistes sont encore vides.

Contrairement à la Corée du Sud, qui hébergera les prochains Jeux olympiques d’hiver, la Corée du Nord n’a pas de culture du ski. Selon des estimations, environ 5000 personnes, sur 23 millions d’habitants, auraient déjà fait du ski, la plupart étant des soldats. Avant le domaine de Masik, il n’y avait qu’une zone de ski, perdue au nord du pays, de faible envergure. Il n’est pas sûr qu’elle soit encore ouverte.

Masik est plus facile à atteindre, ce qui ne veut pas dire forcément accessible. Le forfait coûte environ 36 francs suisses par jour. Or un bon emploi rapporte 8 francs 70 par mois. Skis, souliers, bâtons, habits imperméables, lunettes, casques et gants sont non seulement très chers, mais aussi difficiles à trouver. Mais à Masik, vous pouvez tout louer. Je me suis donc rendu au rez-de-chaussée au local de location en dessous de l’hôtel 2.

Je ne m’attendais pas à une file d’attente. Il y avait exactement neuf Occidentaux dans la station et je les avais tous rencontrés dans les heures suivant notre arrivée. Pourtant, la pièce est pleine! Environ 200 Coréens, sans compter la trentaine de moniteurs, sont en train de rentrer ou de sortir, attendant d’obtenir leur matériel.

«Certains Coréens ont beaucoup d’argent», explique Amanda Carr, qui en est à son 44e voyage, parce qu’ils ont eu accès à des devises fortes. Pour d’autres personnes, le séjour est offert à titre de récompense pour les performances de leur unité de travail ou pour quelque autre «effort» révolutionnaire. Lorsque Kim Jong-un est venu au Nouvel-An, il a décidé que personne ne payerait pendant son séjour.

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Le ski, un droit humain?

L’ouverture de Masik n’était pas jouée d’avance, car il n’a pas été facile d’obtenir les remontées mécaniques. La Suisse semblait un lieu idéal pour cet achat un peu particulier, d’autant plus que Kim Jong-un et sa sœur auraient étudié en Suisse. Une entreprise de Saint-Gall a présenté une offre à 7 millions de francs, mais le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) a mis son veto à la transaction.

«Manifestement, c’est un projet de propagande de prestigie pour le régime», avait expliqué le Seco. Vendre des «biens de luxe» comme des remontées mécaniques à la Corée du Nord violerait l’embargo décidé par l’ONU pour punir Pyongyang de son programme nucléaire.

Mais Pyongyang ne l’a pas entendu de cette oreille. Dans un communiqué un peu nerveux, le régime avait fustigé la Suisse, pays de la démocratie et de la défense des droits humains, qui «viole la dignité d’un Etat souverain en tentant de priver les Coréens de leur droit élémentaire de jouir de la vie culturelle». Même la Suisse a pu apprécier le ski lorsqu’elle n’était qu’un petit pays perdu, poursuivait le communiqué. «C’est se tromper soi-même que de prétendre que le ski est réservé aux classes sociales supérieures.»

Embargo contourné

L’ironie, peut-être involontaire, permettait aux Nord-Coréens de marquer un point: le droit de skier devrait être un droit humain car il implique d’autres libertés fondamentales, comme celle de se déplacer librement, le droit au bonheur, ou encore le droit à déterminer sa propre trajectoire

Les télésièges finalement installés au mont Masik sont venus de Chine. Pourtant, un récent rapport de l’ONU montre que la Corée du Nord est très habile dans l’art de contourner l’embargo. J’ai personnellement compté 20 canons à neige suédois, deux dameuses canadiennes et j’ai vu un magasin vendant des vestes de ski à 300 dollars et du chocolat suisse.

J’avais quelques doutes sur la qualité des installations mécaniques. Assis à côté de mon ami, le photographe américano-suisse Dan Patitucci, sur le télésiège, nous avons vu deux mécaniciens occupés, 30 mètres plus bas, à serrer des boulons avec une immense clé. «Serrez-les bien!» ai-je crié en plaisantant.

Pour gravir les 710 mètres de dénivelé en télésiège, il faut… 43 minutes, soit 10 minutes de plus que pour parvenir au Schilthorn, qui est une ascension trois fois plus longue! Peut-être les gérants veulent-ils ainsi laisser davantage de temps aux nombreux passagers non équipés de skis.

Au sommet, les employés de l’installation s’inclinent en signe de bienvenue. Un touriste de Pyongyang veut que je pose avec lui pour une photo. Le maître d’hôtel du restaurant installé en haut des pistes, et déjà connu pour son grand aquarium, affirme adorer le ski. Excepté ces deux personnes, nous sommes seuls.

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Belle poudreuse

En fait, les pistes sont excellentes. Les dameuses n’ont pratiqué qu’un passage, laissant de chaque côté des couloirs de quinze mètres de large, qui offrent une poudreuse intacte. La presque totalité des Coréens skient sur les pistes réservées aux débutants, situées plus bas. Le haut du domaine skiable nous appartient!

En une heure, nous avons glissé jusqu’au bas des pistes et sommes remontés, prêts à refaire une descente dans la neige vierge, à côté de nos traces précédentes. «C’est la première fois de la semaine que personne ne nous observe!» s’exclame Jana Panova, étudiante en droit tchéque et membre de notre groupe.

Nous ne sommes pas les seuls à apprécier la journée. Au bas des pistes, des Coréens s’essayent pour la première fois à la glisse, souvent stoppés par les barrières de protection oranges. Des enfants rient en glissant dans la neige. Les Nord-Coréens assis sur les télésièges saluent avec enthousiasme lorsqu’ils redescendent.

«Pour les autochtones, cette station de ski est une très bonne chose», dit un guide. «C’est complètement nouveau, et des gens viennent de Wonsan juste pour une journée». Cette ville de 200’000 habitants se trouve à 24 kilomètres à l’est. Mais il est sûr qu’il faut quand même une autorisation de voyager, et de l’argent bien sûr, pour venir ici.

L’hôtel numéro 1 où nous passons la nuit aurait pu se trouver à Saas Fee. Les parois en bois des chambres sont élégantes, les sols sont chauffés et les lits sont confortables, sans compter une agréable literie. La douche est spacieuse et les fenêtres forment une barrière imperméable contre la diffusion de la musique à l’extérieur. Même les boutons de porte ont l’air suisses!

Le dernier jour, la neige est encore plus poudreuse. La station s’est remplie. Un membre de l’armée, avec son uniforme vert olive, prend des photos de sa famille. Profitant de mes deux mètre de taille, une dame me demande de lui décrocher un glaçon suspendu à un toit, ce qui a l’air de lui faire plaisir. Répartis en trois groupes, les moniteurs se lancent sur la piste 6, en faisant des exercices. J’essaie de skier avec eux mais écope d’un sec «Stop!»

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Créer le dialogue

Pour l’ONU, la station de ski et les autres projets de prestige ayant coûté des centaines de millions de dollars en Corée du Nord n’ont pas réussi à «avoir un effet positif, à court terme, sur la situation de la population», lit-on dans le dernier rapport sur les droits humains.

Cette conclusion est incontestable. Pourtant, en venant ici, en côtoyant des Nord-Coréens sans ange gardien, en leur faisant des signes au passage, en partageant avec eux le plaisir de la glisse, on réalise, même si cela semble frivole, ce que la diplomatie est bien incapable de faire: mettre un visage sur un grand ennemi et rapprocher tout le monde un peu plus près de la vérité. 

«Cela ne sert à rien de rester chez soi et bougonner que vous ne devriez pas aller dans un tel endroit», remarque Pete Tupper, un Britannique qui dirige un domaine skiable en Chine, venu à Masik pour donner des cours de ski à des guides nord-coréens. «Après tout, le tourisme crée le dialogue.»

Ces dernières années, le régime nord-coréen aurait dépensé entre 200 et 530 millions de dollars pour la construction de bâtiments, de fresques, de statues et d’autres objets «de propagande et d’idolâtrie» pour glorifier les grands leaders et le Parti communiste nord-coréen, selon le rapport de l’ONU.

Le domaine skiable de Masik a coûté 35 millions de dollars et au moins 67,6 autres millions pour les aménagements du terrain, selon les chiffres obtenus par NKNews.org.

Parmi les autres projets, on sait qu’une ville a été construite pour l’usage exclusif des familles les plus loyales envers le régime. Il est aussi possible de jouer dans les vagues des piscines du Munsu Water Park, de regarder les dauphins au Rungna Dolphinarium et de se faire des sensations fortes sur les attractions du Kaeson Fun Fair.

(Traduction de l’anglais: Ariane Gigon)

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