Des perspectives suisses en 10 langues

Un paradis suisse pour traducteurs de tous horizons

Le collège Looren, un endroit d’échange et de travail apprécié des traducteurs du monde entier. looren.net

Personne n’est probablement capable de lire toutes les langues des livres qui trônent sur les bibliothèques du collège Looren. Parmi ces ouvrages, nombreux ont été traduits par les hôtes de la villa zurichoise, véritable Mecque pour les traducteurs et interprètes du monde entier.

Idéalement situé en périphérie du village de Wernetshausen, sur les hauteurs du lac de Zurich, le collège Looren offre aux traducteurs du monde entier un endroit paisible pour travailler en paix. Ils peuvent également y échanger leurs expériences, tant linguistiques que pratiques. La directrice de l’établissement, Gabriela Stöckli, explique que ses hôtes se penchent parfois sur des combinaisons très exotiques. Par exemple des traductions du catalan à l’hindi, ou du lak – une langue parlée dans la République caucasienne du Dagestan – au russe.

«Je ne connaissais même pas l’existence de cette langue. Elle fait partie d’un programme visant à protéger les idiomes en danger, un aspect que nous voulons davantage promouvoir.» Malgré les mélanges parfois insolites, il est rare qu’un traducteur ne partage pas au moins une langue commune avec ses pairs. Lors de notre visite, les traducteurs allemand-anglais faisaient ainsi office de passeurs de pont entre leurs collègues qui traduisaient de l’allemand au turc et du russe à anglais.

Les discussions entre traducteurs sont très variées, explique Gabriela Stöckli. Elles concernent parfois des questions linguistiques très pointues. Mais il s’agit aussi souvent d’échanger des conseils sur des livres qu’il vaut la peine de traduire ou des astuces pour négocier avec les éditeurs et dénicher les bons contacts.

Depuis 2005, le collège de traducteurs Looren à Wernetshausen, dans le canton de Zurich, propose aux traducteurs et traductrices littéraires de tous les pays un espace pour des séjours de travail et d’étude de plusieurs semaines.

Il est géré par l’association du même nom et les trois quarts de son financement sont assurés par des moyens privés.

En collaboration avec les Journées littéraires de Soleure, il met sur pied un événement lors duquel le public peut voir les traducteurs à l’œuvre et poser des questions sur le travail en cours.

Le collège collabore avec d’autres institutions en Suisse et à l’étranger.

Robert Walser en turc

Difficile toutefois pour les non-linguistes de réaliser l’ampleur de la tâche qui attend les traducteurs littéraires. Connaître la langue source et celle de traduction ne représente que le début du processus. Cernal Ener traduit l’auteur suisse Robert Walser (1878 – 1956) de l’allemand au turc. Robert Walser est considéré comme un auteur plutôt difficile, même pour les germanophones de souche. Cernal Ener a récemment participé à un séminaire international réunissant les traducteurs de Robert Walser.

«On nous a donné un texte court à traduire. Chaque phrase débutait par un ‘je’. Ce fut très problématique pour moi, parce qu’en turc le pronom personnel n’est généralement pas exprimé explicitement, il est intégré dans la forme verbale. Le texte aurait sonné de manière très bizarre et artificielle si j’avais chaque fois utilisé le ‘je’. Mon collègue japonais était confronté exactement au problème inverse. En japonais, il existe en effet de nombreux pronoms pour la première personne. Il ne savait pas lequel utiliser.»

Mais ces défis font partie intégrante des plaisirs du métier. Pour être un bon traducteur, il est nécessaire, d’après Cernal Ener, d’avoir une bonne oreille pour sa langue maternelle, mais encore davantage pour la langue cible. «La traduction est un travail de déconstruction. Il faut d’abord détruire les phrases puis les reconstruire.»

Capturer la musique et le rythme

Donal McLaughlin, qui traduit d’allemand en anglais, et qui est lui-même auteur, tente quant à lui de capturer «la musique et le rythme» du texte. «L’écoute est très importante. Tant mon écriture que mes traductions sont influencées par le fait que j’ai une bonne oreille. C’est en tout cas ce que disent les gens.»

Cernal Ener Donal McLaughlin ont appris l’allemand à l’école. Quant à Sergey Levchin, un autre hôte de Looren House, il a émigré aux Etats-Unis lorsqu’il était enfant. Il s’estime totalement bilingue. Changer de pays et d’environnement linguistique a été déterminant pour lui. «Ma passion pour la traduction est née quelque temps après mon déménagement aux Etats-Unis. Le besoin constant de naviguer entre les deux langues a certainement façonné dans une large mesure ma personnalité et mon destin», souligne-t-il.

Donal McLaughlin a vécu une expérience similaire. Mais dans son cas, il a échangé une forme d’anglais pour une autre. Né à Derry, en Irlande du Nord, il a déménagé – ce que ses parents ont nommé un exil – à Glasgow, en Ecosse, à l’âge de 9 ans. «Lorsque je suis arrivé en Ecosse, j’ai eu énormément de peine à comprendre les locaux. C’était certainement une bonne préparation avant d’aborder un jour le suisse-allemand, se marre-t-il. J’ai été confronté à dès mon plus jeune âge à l’interprétation. Je devais en effet rapporter à ma mère les discussions des voisins. Ce sont certainement les compétences acquises à cet âge qui m’ont mené vers le métier de traducteur, plus tard d’interprète littéraire.»

Difficile d’en vivre

Pour faciliter le travail des traducteurs, le collège Looren met à leur disposition une chambre tout confort. Ils ont également accès à une cuisine commune, une salle à manger et une grande chambre commune, tapissée de livres, bien sûr. Au rez-de-chaussée se trouve une bibliothèque avec des livres de référence dans des dizaines de langues. Si Internet est d’une aide précieuse, on ne peut pas tout y trouver, relève Gabriela Stöckli. Les livres sont toujours un support vital, notamment pour les termes obscurs ou archaïques.

Le collège Looren organise régulièrement des ateliers. Un programme propose par exemple, en collaboration avec l’Union européenne, des cours professionnels destinés à de jeunes traducteurs. Quant à la journée portes ouvertes, elle est consacrée cette année à l’auteur chinois Liao Yiwu et son traducteur allemand. Le travail de Yiwu, qui se base principalement sur des discussions avec des personnes issues des rangs inférieurs de la société, est interdit en Chine: il s’est fait connaître du grand public grâce à la traduction.

Environ le tiers des traducteurs qui séjournent au collège Looren parviennent à vivre de leur métier, mais souvent avec difficulté. Donal McLaughlin souligne qu’il était prêt à consentir à «n’importe quel sacrifice» pour y parvenir. Sergey Levchin a été contraint de manger son pain noir en traduisant des textes techniques, à l’instar de ce guide sur les plateformes pétrolières, mais peut «heureusement» se concentrer aujourd’hui sur des choses qui l’intéressent. Quant à Cernal Ener, il admet que Robert Walser n’a pas beaucoup de lecteurs en Turquie. Il ne dépend heureusement pas de ses traductions pour vivre, puisqu’il travaille comme lecteur dans une maison d’édition.

(Traduction de l’anglais: Samuel Jaberg)

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