Coup de fil contre coups de poings
«Carte postale» de la Cinquième Suisse... Stéphane Calmeyn nous écrit de Paris. Il évoque une enquête qu'il a récemment réalisée à propos de la violence conjugale.
Le téléphone portable pour lutter contre la violence conjugale, il fallait y penser! Après le Québec et l’Espagne, la France s’y met. Désormais, des appareils seront distribués aux victimes des coups de leurs conjoints. «Ils seront extrêmement simples à manier, a précisé Michèle Alliot-Marie, ministre française de la Justice. Même en période de grand stress, il suffira d’appuyer sur un bouton pour alerter la police, qui enverra une équipe».
L’expérimentation débute en ce mois de novembre à Bobigny, en banlieue parisienne.
En France, à l’instar de bien d’autres pays, la statistique et plusieurs enquêtes de fond(1) ont établi des certitudes glaçantes: un homme sur dix est violent avec sa compagne; 2,5% des femmes déclarent avoir été agressées physiquement au cours des douze derniers mois; près de la moitié des viols sont perpétrés par leur mari ou concubin.
Derrière le glacis des chiffres, il y a l’angoisse du quotidien. Le cauchemar du début de soirée au premier tour de clef de monsieur dans la serrure. Le mari qui s’emporte parce que la soupe n’est pas assez chaude. La robe de l’épouse — ou la concubine — qui déplaît parce qu’elle est trop courte.
20% des urgences médicales sont dues à des violences intrafamiliales. Trois meurtres ont lieu tous les quinze jours. Un dernier chiffre: en 2008, ce sont 156 femmes qui sont décédées sous les coups de leur conjoint.
L’éloignement du mâle
La décision de la ministre va dans le bon sens parce qu’elle protège la victime. Et parce qu’au bourreau, elle dit: tolérance zéro! Tout est là. J’ai eu l’occasion d’enquêter sur ce sujet pour Sélection du Reader’s Digest. Mon tour de France de la violence conjugale m’a permis de rencontrer un personnage étonnant, Luc Frémiot, procureur de la République auprès du tribunal de grande instance de Douai, dans le nord du pays.
Las de voir des policiers intervenir pour coups et blessures plusieurs fois la même soirée dans les mêmes familles, dès 2003, Frémiot a prescrit l’éloignement du conjoint violent de son domicile pendant trois semaines. Jusqu’alors, après intervention policière, madame était emmenée en catastrophe «à l’abri» dans un centre d’accueil. Une liquette sur le dos et les enfants sous le bras. Et monsieur restait au chaud chez lui en attendant une convocation judiciaire débouchant — souvent — sur un classement sans suite de l’affaire.
Combien de plaintes déposées au commissariat par des femmes battues faut-il pour que la justice n’intervienne? Le procureur a compulsé les registres judiciaires: deux, trois, voire quatre! Creusant le dossier, il s’est aperçu que les affaires se terminant par des coups mortels avaient souvent débuté par le dépôt d’une main courante (simple déclaration à la police ne donnant lieu à aucune enquête). Ces appels au secours non suivis d’effets avaient dégénéré en cycles de violence de plus en plus dramatiques. C’est pourquoi, il a mis en place la politique pénale de la «tolérance zéro». A Douai, la première gifle est une violence.
J’ai suivi les forces de l’ordre dans leur ronde, de nuit. Et j’ai vu des hommes violents sur le palier de leur domicile, hébétés de se trouver en état d’arrestation parce que leur femme ou un voisin alerté par les cris avait appelé la police. Une fois les brutalités constatées, ces hommes se voyaient embarqués, direction la garde à vue.
Ce n’est pas drôle, une garde à vue. C’est violent, aussi. A la brutalité du mâle — cette brutalité imbécile et immémoriale — répond soudain la fermeté de l’administration. Je me souviens d’un mari en particulier: Christian, la cinquantaine débonnaire, propre sur lui et sûr de son bon droit. Dans un décor de vaisselle cassée, d’épouse prostrée, de gosses en pleurs, il se plaignait d’être traité «comme un tueur» par les policiers. Il n’en revenait pas d’être menotté devant sa famille. Le lendemain, il passait de sa cellule de dégrisement au tribunal, tentant, honteux, de camoufler ses poignets entravés dans le hall du palais de justice.
Là, au deuxième étage, un bureau minuscule, une table, deux chaises, et une magistrate inflexible, l’index pointé sur sa poitrine: «Vous savez que vos actes peuvent vous valoir trois ans de prison?» Christian, le violent, le maître en sa demeure, a baissé les yeux.
Prise de conscience
C’est dans ce bureau du tribunal qu’intervient la deuxième phase du «système Frémiot». Le prévenu s’y voit proposer un marché: soit il accepte de rester éloigné de sa femme et ses enfants pendant trois semaines, soit il est jugé en «comparution immédiate», c’est-à-dire, juste après sa garde à vue, avec le risque d’écoper d’une peine de prison ferme à la sortie. Ses trois semaines de bannissement, Christian les passera dans un centre d’accueil pour SDF, sous le contrôle des services sociaux.
Le procureur Frémiot l’admet: il exerce un chantage sur le prévenu. «Mais ce n’est pas la peur de la prison qui motive leur accord, dit-il. C’est la prise de conscience qu’ils ont commis quelque chose de mal. La garde à vue et ce qui suit derrière les amènent à réfléchir. Ils sortent de leur sentiment de toute-puissance, de la certitude qu’ils avaient d’exercer une prérogative presque naturelle; cette croyance de l’homme persuadé que frapper une femme est un acte normal.»
Avec sa procédure, Luc Frémiot réalise une prouesse magistrale: en les forçant à prendre du recul, il convainc les tyrans domestiques de leur immense fragilité. Les résultats suivent: à Douai, le nombre d’agressions est en voie de stagnation et seuls 6% des auteurs de violence récidivent. Un taux «extrêmement bas», dit la ministre de la Justice.
Alors, un téléphone portable contre la violence conjugale, jouer l’option coup de fil contre coups de poings est positif. Mais la vraie «tolérance zéro» commence en amont. Comme à Douai.
Pour swissinfo.ch, Stéphane Calmeyn, Paris
Bruxelles – Jura. Né à Bruxelles en 1960, Stéphane Calmeyn a grandi dans le canton du Jura, avant de s’installer à Lausanne comme enseignant et apprenti-chanteur.
Musique. En 1982, Stéphane Calmeyn monte à Paris pour suivre les premiers cours dispensés par le Studio des Variétés et y tenter une carrière de chanteur.
Reader’s Digest. Après un passage de quatre ans à la Radio Suisse Romande, il rejoint en 1998 la rédaction française du mensuel américain Reader’s Digest comme grand reporter pour en devenir par la suite le rédacteur-en-chef.
Ménilmontant. Marié et père de 2 enfants, Stéphane Calmeyn habite sur la colline de Ménilmontant dans le 20e arrondissement, «juste en face de l’endroit où Maurice Chevalier a passé son enfance», se plaît-il à relever.
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