La Suisse revient sur un passé terni
La Suisse a-t-elle fait la paix avec son passé? Pour les 60 ans de l’Armistice de 1945, swissinfo a posé la question à l’historien Jean-François Bergier.
La défaite de l’Allemagne nazie a mis fin à six ans d’horreur pour l’Europe et a été un immense soulagement pour la Suisse neutre, qui a vécu dans la peur de l’invasion.
Dans les années 90, des révélations dérangeantes ont fait surface sur le rôle des banques helvétiques qui ont géré des avoirs confisqués par les nazis et refusé de communiquer des détails sur les comptes dormants des victimes de l’Holocauste.
Le scandale a obligé le gouvernement a créer une commission indépendante d’experts, conduite par Jean-François Bergier, pour faire la lumière sur l’attitude de la Suisse pendant la guerre.
Publié en 2002, le rapport final a pulvérisé certains mythes sur l’histoire du pays pendant ces années-là. La commission Bergier a conclu que le gouvernement et une partie de l’industrie ont coopéré avec les nazis et que la Suisse a refoulé des milliers de réfugiés juifs venus frapper à sa frontière.
swissinfo: Où étiez-vous quand l’Armistice a été annoncé?
Jean-François Bergier: Je me souviens que j’étais parti me promener avec un copain au-dessus de Lausanne quand nous avons entendu sonner toutes les cloches de la ville. Nous avons compris tout de suite ce que cela signifiait car nous savions que l’armistice était imminent.
J’ai couru aussi vite que possible chez moi et je me souviens très bien de la joie que nous ressentions. Les gens sortaient dans la rue avec des drapeaux suisses et alliés et il y avait un grand sentiment de soulagement.
swissinfo: En tant que pays neutre, la Suisse n’a pas participé à la guerre. Peut-on comparer sa situation à celle de ses voisins?
J.-F. B.: Non, puisque nous n’avions pas connu d’occupation et pratiquement pas de destructions, à part le bombardement (américain et accidentel) de Schaffhouse. La mort et le deuil nous ont été épargnés. Notre situation est donc incomparable avec celles des pays voisins, qui ont été ravagés.
En Suisse, on a eu peur. On se sentait en dehors, mais cernés par ce conflit. Il y avait une angoisse, que la fin de la guerre a fait cesser. La menace sur nos valeurs traditionnelles, la démocratie, tout cela s’effondrait.
swissinfo: Beaucoup de Suisses ont dit que le rapport de votre commission était trop dur pour le pays. Certains se sont dit trahis…
J.-F. B.: Non, c’est une illusion d’optique. D’abord le rapport ne portait que sur certains points critiques. Nous avons souligné les mérites de la neutralité qui a aidé à préserver nos institutions, les valeurs fondamentales auxquelles notre pays était attaché envers et contre tout.
Mais pour cela il a fallu faire un certain nombre de compromis, qu’on peut appeler des erreurs, comme la politique des réfugiés. On s’est aperçu que l’économie est allée parfois au-delà de ce qui était indispensable avec les puissances de l’Axe. Même si c’était difficile pour les acteurs d’alors d’évaluer la situation, certains n’ont pas su voir à temps où cela les entraînait.
swissinfo: Pendant longtemps, beaucoup de Suisses pensaient que la défense militaire a permis à la Suisse de préserver son indépendance. C’est vrai?
J.-F. B.: C’est difficile à dire. On a donné plusieurs explications au fait que la Suisse n’a pas été envahie. La politique de défense en était une. Dès 1940, on savait qu’une invasion coûterait trop cher aux Allemands.
Mais ce n’est qu’une raison parmi d’autres. Jusqu’en 1943, l’Allemagne pensait gagner la guerre et la Suisse n’avait donc pas d’intérêt stratégique pour elle. Mais l’Allemagne, comme d’autres pays, était contente d’avoir une Suisse neutre dont la monnaie était la seule utilisable dans le monde.
swissinfo: Beaucoup de Suisses ont oeuvré dans l’ombre en faveur de la paix. Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour les réhabiliter?
J.-F. B: C’était mal vu. On a très vite dénoncé le millier de Suisses qui avaient servi dans l’armée allemande. En revanche, ceux qui ont rendu service aux Alliés ou à la cause humanitaire ont été occultés, dès lors qu’ils semblaient en contradiction avec le sacro saint principe de la neutralité.
On les a passé sous silence pour justifier la neutralité, transformée en une espèce de valeur nationale alors qu’elle n’était qu’un instrument politique.
swissinfo: Israel Singer, président du Congrès juif mondial, a récemment qualifié la neutralité suisse de «crime». Qu’en pensez-vous?
J.-F. B.: C’est absurde car c’est l’inverse qui est vrai. Abandonner la neutralité eût été un crime puisque cela aurait entraîné le pays dans la guerre et l’aurait livré aux Allemands. Cela aurait aussi signifié la fin des juifs en Suisse, y compris des réfugiés.
swissinfo: Les conclusions de votre rapport doivent-elles être enseignées à l’école?
J.-F. B.: C’est très important d’enseigner l’histoire en général mais en particulier celle des périodes troubles, afin que les nouvelles générations aient une idée précise de leur passé et mon pas une mythologie comme cela a été le cas après la Seconde Guerre mondiale.
Il y a encore des gens, et pas seulement les plus âgés, qui n’acceptent pas cette correction que l’étude des archives a pu apporter à une image très idéalisée. Donc il faut intégrer tout cela dans les programmes scolaires et c’est aux pédagogues de voir comment.
Interview swissinfo: Scott Capper
(Traduction de l’anglais: Isabelle Eichenberger)
– Jean-François Bergier est né en 1931 à Lausanne.
– En 1969, il a été nommé professeur d’histoire à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.
– Ses recherches ont porté sur l’histoire économique, sociale et culturelle de la Suisse et d’autres pays alpins, du Moyen Age à nos jours.
– En 1999, il a été choisi pour présider la commission indépendante d’experts chargée d’étudier l’attitude de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale.
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